Décision de radiodiffusion CRTC 2022-175
Ottawa, le 29 juin 2022
Société Radio-Canada
Montréal (Québec)
Plainte à l’encontre de la Société Radio-Canada concernant l’utilisation d’un mot offensant en ondes
Mise en garde
La présente décision contient des mots ou des propos qui peuvent choquer certaines personnes, particulièrement les membres de la communauté noire et les personnes racisées.
Sommaire
Pour faire suite à une demande de réexamen des conclusions de l’ombudsman des services français de la Société Radio-Canada (SRC), le Conseil conclut que le contenu diffusé lors d’un segment de l’émission Le 15-18 de la SRC va à l’encontre des objectifs et valeurs de la politique canadienne de radiodiffusion énoncés aux alinéas 3(1)d), 3(1)g) et 3(1)m) de la Loi sur la radiodiffusion (la Loi). Précisément, le Conseil estime que l’utilisation et la répétition du « mot en n » dans cette émission étaient incompatibles avec ces objectifs de la Loi et que la SRC n’a pas mis en place toutes les mesures nécessaires pour atténuer l’impact du « mot en n » sur son auditoire, particulièrement dans le contexte social actuel et compte tenu de son statut de radiodiffuseur public national.
Par conséquent, le Conseil exige que la SRC fournisse des excuses écrites publiques au plaignant.
De plus, le Conseil exige que la SRC fasse rapport au Conseil, au plus tard le 27 septembre 2022, de mesures internes et de pratiques exemplaires en matière de programmation qu’elle mettra en place afin de s’assurer de mieux traiter d’un sujet semblable à l’avenir. Ce rapport devra être accessible au public.
Étant donné que le segment dont il est question dans la présente décision est toujours accessible en ligne et en rattrapage sur la plateforme Web de la SRC, le Conseil exige que la SRC lui précise la manière dont elle compte atténuer l’impact du « mot en n » dans ce segment de l’émission, et ce, au plus tard le 29 juillet 2022.
Des opinions minoritaires de Caroline J. Simard vice-présidente, Radiodiffusion, et de la conseillère Joanne T. Levy et sont jointes au document.
Contexte
- Le 17 août 2020, dans un segment intitulé Actualité avec Simon Jodoin : Certaines idées deviennent-elles taboues? présenté lors de l’émission de radio Le 15-18 sur ICI Radio-Canada Première, le chroniqueur Simon Jodoin et l’animatrice Annie Desrochers ont abordé le lancement d’une pétition pour exiger le renvoi d’une professeure de l’Université Concordia qui avait cité en classe le titre du livre de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique. Le chroniqueur partageait son avis sur l’acceptabilité de nommer le titre du livre et, plus précisément, les conséquences qui découlent de la polémique entourant sa mention, affirmant que celle-ci masque le contenu de l’œuvre et la pensée de l’auteur. Pendant la discussion, l’animatrice et le chroniqueur ont utilisé le « mot en n » à quatre reprises, soit trois fois en français et une fois en anglais, dans une chronique d’une durée totale de 6 minutes et 27 secondes.
- Le 28 août 2020, un individu porte plainte auprès du Conseil et de l’ombudsman des services français de la Société Radio-Canada (SRC) concernant la diffusion du « mot en n » lors du segment de l’émission susmentionné. La plainte a d’abord été transmise à la première chef de contenu de l’émission pour qu’elle y réponde. Dans sa plainte, le plaignant condamne notamment le fait que le chroniqueur de l’émission a mentionné le titre complet du livre et, par conséquent, le « mot en n », à quelques reprises en ondes, et ce, sans avoir fourni de mise en garde et sans explication de la charge entourant ce mot. Il ajoute qu’une personne visée historiquement par ce terme aurait dû être invitée à la discussion pour parler de l’impact de l’utilisation de ce mot.
- Dans sa réponse à la plainte datée du 2 septembre 2020, la première chef de contenu de l’émission Le 15-18 soutient que le terme a été strictement utilisé pour citer un ouvrage et elle considère que l’usage du terme n’était ni abusif ni inconsidéré. Elle précise que le chroniqueur avait comme mandat de présenter une analyse personnelle d’enjeux d’actualité et que la formule ne se prêtait pas au débat en invitant, par exemple, d’autres intervenants à lui répondre directement. Toutefois, elle ajoute que la SRC est sensible au débat entourant l’utilisation de mots offensants et est ouverte à faire preuve de plus de précaution et de parcimonie si l’utilisation de ce mot s’imposait à nouveau dans l’actualité.
- Insatisfait de la réponse de la SRC, le plaignant s’adresse à l’ombudsman des services français de la SRC afin que celui-ci révise le dossier. Dans sa révision datée du 26 octobre 2020, l’ombudsman admet que le « mot en n » est un terme fautif et une insulte déshumanisante et qu’il ne doit pas être employé sur les ondes pour décrire une personne noire. Toutefois, il n’estime pas que la SRC doive bannir l’utilisation du terme dans tous les contextes, mais plutôt que celui-ci soit utilisé de manière adéquate et responsable, comme dans les cas où l’exigence de clarté justifie son emploi. L’ombudsman ajoute que les normes et pratiques journalistiques de la SRC stipulent que celle-ci doit faire preuve de sensibilité et de retenue en évitant la censure, en décrivant la réalité du monde et en contribuant à la compréhension des enjeux d’intérêt public. Enfin, l’ombudsman conclut que la SRC n’a pas contrevenu aux normes et pratiques journalistiques de Radio-Canada dans le cadre de la chronique diffusée lors de l’émission Le 15-18.
Demande de réexamen par le Conseil
- Le 26 novembre 2020, le même individu a déposé une plainte officielle auprès du Conseil afin que celui-ci révise les conclusions de l’ombudsman de la SRC de manière à « rendre une décision qui reflètera mieux les valeurs ainsi que les normes sociales, culturelles et intellectuelles contemporaines de la société canadienne multiculturelle et multiraciale de 2020 ».
- Dans sa réponse à la lettre du plaignant datée du 25 février 2021, la SRC réaffirme que les mentions du titre complet du livre de Pierre Vallières dans le segment de l’émission se justifiaient dans le contexte de la chronique. Elle indique être d’accord avec les conclusions de l’ombudsman et soutient qu’elle a respecté son cadre réglementaire.
- Dans un courriel daté du 22 mars 2021, le plaignant blâme la SRC pour avoir fait référence, dans sa réponse, à un projet qu’il mène auprès des jeunes dans les studios de le SRC et pour lequel une absence d’éthique d’un membre du personnel de la SRC a été portée à l’attention de la direction de la SRC.
Analyse et décision du Conseil
- Le Conseil a pour mandat de réglementer et de surveiller le système canadien de radiodiffusion en vue de mettre en œuvre la politique canadienne de radiodiffusion qui se trouve au paragraphe 3(1) de la Loi sur la radiodiffusion (la Loi). Les sous-alinéas 3(1)d)(i), 3(1)d)(ii) et 3(1)d)(iii) de la Loi précisent que le système canadien de radiodiffusion devrait servir à sauvegarder, enrichir et renforcer la structure culturelle, politique, sociale et économique du Canada. Ils indiquent également que le système devrait favoriser l’épanouissement de l’expression canadienne en proposant une très large programmation qui traduise des attitudes, des opinions, des idées, des valeurs et une créativité artistique canadiennes, qui mette en valeur des divertissements faisant appel à des artistes canadiens et qui fournisse de l’information et de l’analyse concernant le Canada et l’étranger considérés d’un point de vue canadien. Ces sous-alinéas précisent également que le système de radiodiffusion devrait, par sa programmation et par les chances que son fonctionnement offre en matière d’emploi, répondre aux besoins et aux intérêts, et refléter la condition et les aspirations, des hommes, des femmes et des enfants canadiens, notamment l’égalité sur le plan des droits, la dualité linguistique et le caractère multiculturel et multiracial de la société canadienne ainsi que la place particulière qu’y occupent les peuples autochtones.
- De plus, l’alinéa 3(1)g) de la Loi indique que la programmation offerte par les entreprises de radiodiffusion devrait être de haute qualité. Enfin, conformément au sous-alinéa 3(1)m)(viii) de la Loi, la programmation de la Société devrait refléter le caractère multiculturel et multiracial du Canada.
- Le Conseil a examiné la plainte en tenant compte des motifs invoqués par le plaignant en ce qui a trait au contenu diffusé en ondes, des réponses de la SRC, des prétentions de l’ombudsman, ainsi que de sa propre analyse du contenu diffusé. Il estime que l’enjeu fondamental sur lequel il doit se pencher consiste à déterminer si le contenu diffusé par la SRC est compatible avec l’objectif de la Loi énoncé à l’alinéa 3(1)g), qui précise que la programmation offerte par les entreprises de radiodiffusion devrait être de haute qualité, ainsi qu’avec les objectifs sociaux énoncés aux alinéas 3(1)d) et 3(1)m)(viii) de la Loi, qui indiquent que la programmation doit contribuer au renforcement du tissu culturel et social et au reflet du caractère multiculturel et multiracial de la société canadienne.
- Afin de définir en quoi consiste une programmation de haute qualité au sens de l’alinéa 3(1)g) de la Loi, le Conseil a tenu compte du contexte dans lequel les propos ont été tenus et s’est questionné à savoir si toutes les mesures nécessaires pour atténuer l’impact du « mot en n » sur son auditoire ont été mises en place.
Contexte social
- Le contexte social en lien avec les questions raciales est en pleine évolution. La montée du mouvement Black Lives Matter et la vague de contestations planétaires suivant la mort de George Floyd en mai 2020 représentent un axe de changement sociétal qui a propulsé une réflexion sociale sur les enjeux liés au racisme et au racisme systémique. Par conséquent, à la suite de ces événements, l’usage du terme a évolué, dans l’espace francophone comme dans l’espace anglophone, et le Conseil se doit d’en tenir compte dans l’analyse de la plainte.
- Compte tenu de ces changements sociaux, le Conseil estime que les responsabilités sociales des radiodiffuseurs entourant l’utilisation du « mot en n » sont accrues. Les radiodiffuseurs doivent porter un regard plus sensible sur l’utilisation de termes potentiellement offensants pour certaines communautés en accomplissant leur rôle d’informer les citoyens et d’alimenter les débats d’intérêt public.
- Bien que le « mot en n » soit un terme discriminatoire à proscrire pour désigner les personnes noires, le Conseil reconnaît que le mot n’a pas été utilisé de manière discriminatoire dans le cadre de la chronique, mais plutôt pour citer le titre d’un ouvrage qui était au cœur d’un enjeu d’actualité. Le Conseil note toutefois le contexte social actuel en lien avec les questions raciales et reconnaît que les radiodiffuseurs doivent faire preuve d’une grande vigilance lorsqu’il est question de propos potentiellement offensants. Il incombe donc aux radiodiffuseurs de s’assurer de mettre en place toutes les mesures nécessaires pour atténuer l’impact d’un propos pouvant être perçu comme offensant par son auditoire.
- Le Conseil reconnaît également qu’il peut exister d’une collectivité à l’autre une évolution différente du « mot en n ». Celui-ci est toutefois clairement de nature offensante pour de nombreux groupes de personnes. Le Conseil note également que le contenu diffusé sur les ondes de la SRC est notamment mis à la disposition de l’ensemble de la population canadienne par l’entremise de sa plateforme Web. Ce contenu peut donc être consulté par des personnes se trouvant partout au Canada et ayant différentes sensibilités culturelles. Le Conseil estime qu’en tant que radiodiffuseur public national qui dessert l’ensemble du Canada, la SRC doit tenir compte des normes en vigueur dans l’ensemble de la collectivité canadienne.
Programmation de haute qualité
- Les ondes sont un bien public. Les titulaires autorisés ont la responsabilité de diffuser des émissions conformes en tout temps aux normes établies par la société. À cet égard, en tant que radiodiffuseur public, la SRC se doit d’avoir un comportement exemplaire en matière de contenu diffusé.
- En ce qui concerne l’utilisation du mot et sa fréquence d’utilisation, le Conseil reconnaît qu’un diminutif du mot n’est pas encore très courant dans la langue française, mais d’autres mots auraient pu être utilisés pour éviter la répétition du mot en question, surtout compte tenu de la charge associée à ce mot, qui est encore plus grande dans le contexte social actuel. Le chroniqueur et l’animatrice ont d’ailleurs employé d’autres formulations pour y faire référence pendant le segment. Le Conseil estime qu’en mentionnant le terme à répétition, la SRC n’a pas fait suffisamment preuve de respect et de sensibilité envers les communautés concernées par le terme.
- En outre, en ce qui concerne la vigilance qui s’imposait à la SRC, le Conseil estime que la diffusion d’une mise en garde claire à l’auditoire au début du segment de l’émission à propos de l’utilisation du terme susceptible d’offenser les auditeurs aurait été appropriée et aurait tenu compte de la sensibilité dont un radiodiffuseur doit faire preuve en abordant un sujet lié à ce mot chargé. Les mises en garde à l’auditoire visent à aider les auditeurs à faire leurs choix d’émissions. Le Conseil estime qu’une mise en garde aurait pu atténuer l’impact du mot sur l’auditoire.
- Par conséquent, le Conseil est insatisfait de la manière dont le propos a été traité dans cette chronique. Il estime que la SRC aurait dû prendre toutes les mesures nécessaires afin d’atténuer l’impact du mot sur l’auditoire, notamment en ne le répétant pas et en émettant une mise en garde claire au début de la chronique. Selon le Conseil, la SRC n’a pas fait preuve de suffisamment de prudence et de vigilance dans la façon dont elle a traité le propos, ce qui a pu avoir un effet néfaste sur son auditoire, notamment la communauté noire. Ceci ne correspond pas à la norme de programmation de haute qualité prévue par la Loi.
- Compte tenu de ce qui précède, et pour les raisons évoquées dans le paragraphe précédent, le Conseil conclut également que la diffusion du segment de l’émission Le 15-18 n’a pas contribué au renforcement du tissu culturel et social et au reflet du caractère multiculturel et multiracial de la société canadienne prévus à l’alinéa 3(1)d) et au sous-alinéa 3(1)m)(viii) de Loi.
- Le Conseil prend note de l’ouverture manifestée par la SRC dans ses réponses à la plainte, notamment en mentionnant vouloir faire preuve de plus de précaution si l’usage du mot s’imposait à nouveau dans l’actualité. Le Conseil s’attend effectivement à ce que la SRC poursuive sa réflexion quant à l’utilisation de propos offensants et traite avec davantage de sensibilité les sujets pouvant être offensants pour son auditoire.
Conclusion
- Compte tenu de tout ce qui précède, le Conseil conclut que le contenu diffusé lors du segment de l’émission Le 15-18 de la SRC va à l’encontre des objectifs et valeurs de la politique canadienne de radiodiffusion énoncés aux alinéas 3(1)d), 3(1)g) et 3(1)m) de la Loi. Le Conseil estime que la SRC n’a pas mis en place toutes les mesures nécessaires pour atténuer l’impact du « mot en n » sur son auditoire, particulièrement dans le contexte social actuel et compte tenu de son statut de radiodiffuseur public national. Pour ces raisons, la diffusion du segment de l’émission n’a pas respecté la norme de programmation de haute qualité et n’a pas contribué au renforcement du tissu culturel et social ainsi qu’au reflet du caractère multiculturel et multiracial de la société canadienne.
- Par conséquent, le Conseil exige que la SRC fournisse des excuses écrites publiques au plaignant.
- De plus, le Conseil exige que la SRC fasse rapport au Conseil, au plus tard le 27 septembre 2022, de mesures internes et de pratiques exemplaires en matière de programmation qu’elle mettra en place, y compris des lignes directrices aux animateurs, chroniqueurs et invités en ondes, afin de s’assurer de mieux traiter d’un sujet semblable à l’avenir, s’il resurgit dans l’actualité. Ce rapport devra être accessible au public.
- Étant donné que le segment dont il est question dans la présente décision est toujours accessible en ligne et en rattrapage sur la plateforme Web de la SRC, le Conseil exige que la SRC lui précise la manière dont elle compte atténuer l’impact du « mot en n », et ce, au plus tard le 29 juillet 2022.
- Le Conseil s’attend à ce qu’à l’avenir, la SRC mette en place toutes les mesures raisonnables nécessaires pour atténuer l’impact de la diffusion de propos pouvant être offensants pour l’auditoire, y compris des mises en garde explicites.
Secrétaire général
Opinion minoritaire de la vice-présidente, Radiodiffusion, Caroline J. Simard
Résumé
La diffusion d’un titre de livre à la radio par la Société Radio-Canada (Radio-Canada) pour échanger sur un enjeu d’actualité conduit à des conséquences sérieuses et non désirées dans la décision majoritaire. Cette décision repose sur le motif voulant que l’usage du mot « nègre » (mot « n »), compris dans ce titre, a évolué dans l’espace francophone de telle sorte qu’il mérite le même traitement que celui réservé dans le reste du pays en langue anglaise. Sans preuve au dossier ni consultation auprès des Canadiens, y compris une masse critique de représentants de la communauté noire francophone qui a défendu publiquement un traitement respectueux des spécificités langagières et culturelles pour le mot « n » en français, surtout lorsqu’utilisé dans le titre d’un livre, la décision majoritaire a franchi un pas que je ne peux franchir.
La majorité a reconnu que le mot « n » n’a pas été utilisé de manière discriminatoire lors de cette diffusion. Pourtant, la décision majoritaire a fait fi, selon moi, du droit applicable et s’est rabattue sur des objectifs de politique publique afin d’accueillir la plainte déposée le 26 novembre 2020 auprès du Conseil (Plainte). Sans appui juridique, la majorité a également imposé des mesures restrictives à l’égard de Radio-Canada. En l’espèce, ni la Charte canadienne des droits et libertés (Charte canadienne) ni les dispositions applicables en matière de radiodiffusion ne protègent le droit de ne pas être offensé(e) du plaignant. À mon avis, le droit applicable militait en faveur du rejet de la Plainte. Je suis d’avis que la majorité a donc erré sur les questions juridiques centrales à l’appréciation de la Plainte.
Une consultation publique aurait pu être tenue par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (Conseil) pour engager un dialogue auprès des parties intéressées à propos de l’évolution des sensibilités en lien avec l’utilisation du mot « n » à la radio et à la télévision, des défis d’équivalence entre le mot « n » en français et le n-word en anglais et des solutions pour le futur respectant le cadre juridique applicable. D’un point de vue opérationnel, ces consultations auraient donné un éclairage sur ce que constituent des balises adéquates, par exemple, quant aux mises en garde explicites à la radio lorsque le contexte l’exige.
Considérations préliminaires
Tel que souligné dans la décision majoritaire, l’expression « n-word » déjà répandue dans la langue anglaise n’avait pas son équivalent dans la langue française au moment de la diffusion de la chronique Actualité avec Simon Jodoin : Certaines idées deviennent-elles taboues ? (Chronique) en août 2020. L’Ombudsman de Radio-Canada a clarifié que l’expression « mot en ‘n’ », telle qu’utilisée dans la décision majoritaire, est inadéquate en français et devrait se dire ou se lire « insulte raciale qui commence par la lettre ‘n’ » en français. Pour alléger le texte dans les versions anglaise et française, je vais utiliser l’expression utilisée dans la Plainte « mot ‘n’ » qui me semble mieux indiquée dans la langue française que l’expression « mot en ‘n’ » utilisée dans la version française de la décision majoritaire.
Les paragraphes 1 à 7 de la décision majoritaire décrivent la trame factuelle et historique de la Plainte. Ces paragraphes passent toutefois sous silence que l’émission Le 15-18 diffusée par CBF-FM Montréal et ses émetteurs, est diffusée par une station d’ICI Première de Radio-Canada qui est exploitée en vertu de la licence de radiodiffusion émise dans la décision de radiodiffusion 2013-263Note de bas de page 1. Bien que l’émission soit disponible en ligne et en rattrapage sur la plateforme Web de la SRC, la Plainte doit être appréciée à la lumière de l’auditoire-cible se trouvant dans le marché desservi par cette licence, soit le Grand Montréal, afin de respecter le cadre législatif et réglementaire actuellement en vigueurNote de bas de page 2.
La conseillère du Manitoba et de la Saskatchewan, Joanne Levy, publie elle aussi une opinion minoritaire en réponse à la Plainte. Je souscris aux conclusions de cette opinion minoritaire de madame la conseillère Levy.
Contexte de la diffusion du titre du livre à la radio
Pour les fins de cette opinion minoritaire, la Plainte au Conseil à laquelle il est fait référence est celle décrite aux paragraphes 5 à 7 de la décision majoritaire. Il est aussi important de considérer les faits décrits ci-dessous.
Le lundi suivant la parution d’un article dans le quotidien montréalais La Presse durant la fin de semaine, le chroniqueur Simon Jodoin était alors appelé à commenter, dans une émission d’affaires publiques de Radio-Canada, une controverse décrite dans cet article et survenue à l’Université ConcordiaNote de bas de page 3. Une professeure de cinéma avait fait l’objet d’une pétition demandant à la direction de la sanctionner pour avoir utilisé le titre complet de l’ouvrage de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique, en octobre 2019 alors qu’elle prodiguait des enseignements sur cet auteur en salle de classe. Dans la Chronique de Radio-Canada, Monsieur Jodoin défendait l’utilisation de titres d’œuvres comprenant des mots chargés, comme le mot « n », sur la place publique. Selon lui, les interdire aurait pour conséquence d’éradiquer les idées sous-jacentes et, dans le cas précis de l’ouvrage cité, nécessaires pour comprendre l’évolution de la société québécoise. Par exemple, l’ouvrage de Pierre Vallières, bien que pouvant soulever la controverse pour certains, est un incontournable pour saisir le contexte historique, politique et social de la crise d’Octobre de 1970 au Québec dont le 50e anniversaire était souligné à la même période que cette diffusionNote de bas de page 4.
La Plainte déposée auprès du Conseil vise l’interdiction d’un titulaire de licence de radiodiffusion de diffuser des propos offensants qui, pris dans leur contexte, risquent d’exposer à la haine ou au mépris pour des motifs fondés sur la race, l’origine ethnique ou la couleur en vertu des règlements du Conseil.Note de bas de page 5 La Plainte identifie également les objectifs de la politique canadienne de radiodiffusion édictés aux alinéas 3(1)d), 3(1)g et 3(1)m) de la Loi sur la radiodiffusion (la Loi). Ces dispositions précisent que la programmation devrait être de haute qualité et elle devrait servir à sauvegarder, enrichir et renforcer le tissu culturel et social et refléter le caractère multiculturel et multiracial de la société canadienne.
Le sommaire de la décision majoritaire fait référence à une utilisation et une répétition du mot « n », mais omet d’indiquer plusieurs précisions déterminantes, incluant que le mot « n » ainsi répété a été utilisé dans le titre d’un livre, en l’occurrence l’ouvrage Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières paru en 1968. Elle omet également de mentionner la finalité recherchée par chacune de ces utilisations en ondes et que le mot « n » a également été utilisé à une reprise pour donner des explications sur l’expression passée dans les usages au Québec au siècle dernier « nègres blancs »Note de bas de page 6. Une telle utilisation se distingue de l’utilisation du mot « n » dans d’autres contextes où le mot « n » est utilisé plus librement, comme ceux consistant à discuter au sujet du mot « n », désigner une personne ou tenir des propos haineuxNote de bas de page 7.
La décision majoritaire rappelle le statut de radiodiffuseur public national de Radio-Canada. Sa mission et ses pouvoirs sont définis dans la Loi. Bien qu’il n’existe qu’un seul conseil d’administration pour Radio-Canada/Canadian Broadcasting Corporation (CBC) et un seul poste à la présidence de l’organisation, la décision majoritaire omet de préciser que Radio-Canada exerce ses activités dans le marché francophone canadien et, conformément à la Loi et ses conditions de licence, doit en respecter les spécificités.
De plus, comme le souligne la majorité, Radio-Canada se doit d’avoir un comportement exemplaire en matière de contenu diffusé. Ses émissions d’affaires publiques au sein des communautés francophones et francophiles au pays constituent un pilier important de la société canadienne libre, démocratique et pluraliste. Ses meilleures pratiques ont une incidence dans l’écosystème canadien de la radiodiffusion.
Le 15-18 est une émission radiophonique quotidienne, en direct, de fin d’après-midi diffusée dans le Grand Montréal depuis l’automne 2015. Des chroniqueurs et invités offrant différents points de vue viennent y discuter de questions d’actualité culturelle, économique, sportive, politique ou sociale, sous différents angles, permettant ainsi aux auditeurs de se forger leur propre opinion sur celles-ci. En plus de connaître le format de l’émission, les auditeurs connaissent l’animatrice, Annie Desrochers, qui est à la barre de celle-ci depuis le début, ainsi que Simon Jodoin, chroniqueur habitué de cette émission.
La décision majoritaire fait état du mouvement social de défense des droits des personnes noires « Black Lives Matter », qui a débuté aux États-Unis avec la mort de George Floyd en mai 2020, quelques semaines avant la diffusion de la Chronique, et s’est étendu au-delà des frontières états-uniennes, notamment au Canada. Ce mouvement a insufflé plusieurs initiatives pour la défense de ces droits et la lutte contre le racisme et le racisme systémiqueNote de bas de page 8.
Dans cette mouvance, en plus de la pétition qui a circulé à l’Université Concordia à l’été 2020, d’autres situations similaires sont survenues au Canada. Par exemple, la référence au titre du livre de Pierre Vallières sur les lieux de travail de la CBC, en réunion de travail, a mené à la suspension de la journaliste Wendy Mesley en juin 2020 et, en salle de classe, à celle d’une professeure en histoire et théorie de l’art de l’Université d’Ottawa en octobre 2020.
Dans ce contexte social, la décision majoritaire reconnaît qu’il y a eu une évolution différente dans les espaces anglophone et francophone quant à l’utilisation du n-word et « mot ‘n’ ». Toutefois, sans preuve au dossier ni consultation publique tenue par le Conseil sur cette question, la majorité a conclu que Radio-Canada doit désormais répondre aux normes sociales en vigueur à l’égard de l’utilisation du « n-word » dans l’ensemble de la collectivité canadienne, et non celles applicables spécifiquement pour l’auditoire-cible dans le marché desservi par la station CBF-FM.
Mais, quelles sont ces normes sociales en vigueur quant à l’utilisation du n-word et « mot ‘n’ » et uniformément applicables à l’ensemble de la collectivité canadienne? Une masse critique de personnes issues de la communauté noire socialement engagées et reconnues par leurs pairs et, au surplus, directement concernée par le sujet, s’est exprimée sur la place publique pour critiquer et nuancer l’approche retenue à l’Université d’Ottawa visant à sanctionner ainsi sa professeure. Sous réserve de plusieurs nuances, ces personnes ont prôné un échange ouvert d’idées. Parmi celles-ci, nous retrouvons Max Stanley Bazin, président de la Ligue des noirs du Québec, Dany Laferrière, membre de l’Académie française, Dominique Anglade, cheffe de l’opposition à l’Assemblée nationale du Québec, Maka Kotto, ex-ministre de la Culture et des Communications, Mirlande Pierre, vice-présidente de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. La liste inclut d’autres personnes noires engagées dans l’espace médiatique québécois, comme Boucar Diouf, Normand Brathwaite et Philippe FehmiuNote de bas de page 9. Étant donné la complexité du sujet découlant notamment des différents points de vue exprimés au sujet des balises à appliquer, pour les fins de la présente opinion minoritaire, je me réfère aux propos de monsieur Bazin qui résument le dénominateur commun qu’ont décrit ces personnes lorsqu’elles se sont exprimées sur cette question :
« Il ne faut pas avoir peur des mots » [..] [et tenir compte du] « contexte derrière » l’utilisation du mot [« n »] « est important ». « Si le but de l’enseignante Lieutenant-Duval [professeure à l’Université d’Ottawa] était de souligner l’existence du racisme systémique et d’enseigner des notions d’histoire, ça ne peut pas être vu comme une faute », a-t-il suggéré. « Toutefois, lorsqu’une personne utilise un terme dans un sens péjoratif, c’est là qu’il faut réagir et condamner; mais ne pas enseigner les réalités de l’histoire, c’est indirectement permettre ou encourager la discrimination systémique », a-t-il marteléNote de bas de page 10.
Le dimanche suivant la diffusion de la Chronique, à l’émission de grande écoute Tout le monde en parle, Radio-Canada a invité quatre personnes issues de la communauté noire, incluant le plaignantNote de bas de page 11. En contrepoids à cette ouverture dans l’utilisation du mot « n » en français au Québec, ils ont sensibilisé l’auditoire sur le fait que ce mot « n » heurte de par sa simple expression peu importe l’origine de la personne noire. À la question consistant à savoir si la censure du livre de Pierre Vallières (ou, pour reprendre les mots de l’animateur, sa « mise à l’index ») s’imposait en raison de son titre, Webster, artiste hip-hop et conférencier, a dit « [qu’il laisse le titre] comme ça. La charge du mot nous permet de comprendre l’erreur de Vallières. Nous permet de comprendre un élan de solidarité [maladroit] ». Il avait défendu la même approche d’ouverture à l’égard du titre du livre au talk-show littéraire Plus on est de fous, plus on lit, toujours sur les ondes d’ICI Première de Radio-Canada, le lendemain de la diffusion de la Chronique. Selon lui, le contexte historique permet son utilisation pour les raisons suivantes :
Je pense qu’on devrait pouvoir utiliser [le titre] dans un contexte historique. Je pense qu’on devrait pouvoir nommer l’œuvre comme elle est : Nègres blancs d’Amérique. Ça fait partie de l’histoire et le fait que ce soit appelé ainsi, si l’on décide de le renommer Les Noirs blancs d’Amérique, on vient de perdre tout un élément historique. On perd l’analyse si l’on change le titreNote de bas de page 12.
Questions en litige
Les questions en litige sont :
- Est-ce que les propos diffusés dans la Chronique sont protégés par l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte canadienne) en matière du droit à la liberté d’expression, étant entendu que le paragraphe 2(3) de la Loi sur la radiodiffusion précise que l’interprétation et l’application de la Loi sur la radiodiffusion doivent se faire de manière compatible avec la liberté d’expression et l’indépendance en matière de journalisme, de création et de programmation dont jouissent les entreprises de radiodiffusion ?
- Quelles sont les dispositions du cadre législatif et réglementaire applicables en l’espèce ? Est-ce que les propos de la Chronique ont contrevenu à ceux-ci ?
1. Est-ce que les propos diffusés dans la Chronique sont protégés par l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés en matière du droit à la liberté d’expression, étant entendu que le paragraphe 2(3) de la Loi sur la radiodiffusion précise que l’interprétation et l’application de la Loi sur la radiodiffusion doivent se faire de manière compatible avec la liberté d’expression et l’indépendance en matière de journalisme, de création et de programmation dont jouissent les entreprises de radiodiffusion ?
La décision majoritaire s’écarte, selon moi, de principes fondamentaux confirmés par la Cour suprême du Canada. Les décideurs administratifs ont le devoir de tenir compte de la Charte canadienne lorsqu’ils rendent leurs décisions. Une fois qu’ils décident qu’une activité bénéficie d’une protection, comme la liberté d’expression, ils doivent prendre en considération les objectifs législatifs pertinents et se demander comment protéger au mieux la ou les valeurs en jeu consacrée(s) par la Charte canadienne. Or, la majorité n’a ni tenu compte de la liberté d’expression en tant que valeur protégée par la Charte canadienne et consacrée dans la Loi, ni évalué cette protection sous l’angle de la liberté d’expression à la lumière de l’ensemble des valeurs et objectifs consacrés dans la Loi et applicables en l’espèce. La décision majoritaire s’écarte d’un autre enseignement de la Cour suprême du Canada selon lequel il n’existe pas de droit de ne pas être offensé(e).
(a) La Charte canadienne des droits et libertés ne protège pas le droit de NE PAS être offensé(e)
La liberté d'expression comprend plus que le droit d'exprimer des croyances et des opinions; elle protège tout autant celui qui s'exprime que celui qui l'écouteNote de bas de page 13. Les auditeurs ont le droit de recevoir, sans entrave, les informations, idées ou opinions diffusées sur les ondes publiques. Sans protection associée à la liberté d’expression, il serait périlleux pour les chefs d’antenne, animateurs, chroniqueurs de Radio-Canada, et même leurs invités, souvent membres du public, de transmettre en ondes des messages difficiles et sensibles en respectant les limites juridiques applicables. En contrepartie, ces auditeurs peuvent dire qu’ils sont offensés et en désaccord avec les propos exprimés et, le cas échéant, prendre action comme l’a fait le plaignant.
La Cour suprême du Canada a décrit les valeurs sous-jacentes au droit à la liberté d’expression comme « l’épanouissement personnel, la recherche de la vérité par l’échange ouvert d’idées et le discours politique qui est fondamental pour la démocratie ». Il faut donc se pencher sur le rapport entre, d’une part, le message transmis et, d’autre part, la recherche de la vérité, la participation au sein de la société ou l’enrichissement et l’épanouissement personnelsNote de bas de page 14. Ce rapport existe clairement entre les propos tenus dans la Chronique et la recherche de la vérité, la participation au sein de la société ou l'enrichissement et l'épanouissement personnels des auditeurs de l’émission Le 15-18.
La Cour rappelle également ce qui suit :
[L]a liberté d’expression a été consacrée par la Constitution […] pour assurer que chacun puisse manifester ses pensées, ses opinions, ses croyances, en fait, toutes les expressions du cœur ou de l'esprit, aussi impopulaires, déplaisantes ou contestataires soient-elles. Cette protection est, selon la Charte [sic] canadienne […] « fondamentale » parce que dans une société libre, pluraliste et démocratique, nous attachons une grande valeur à la diversité des idées et des opinions qui est intrinsèquement salutaire tant pour la collectivité que pour l'individuNote de bas de page 15.
Dans une affaire récente de la Cour suprême du CanadaNote de bas de page 16, où la liberté d’expression d’un humoriste s’opposait au droit à la dignité et à l’égalité d’une personne en situation de handicap, le Cour a donné préséance à la liberté d’expression. Dans cette affaire, la Cour a défini, une fois de plus, les normes applicables en matière de liberté d’expression lorsque des propos controversés sont prononcés publiquement et concerne un droit à l’égalité prévu à l’article 15 de la Charte canadienne.
Dans une décision précédente, l’affaire Whatcott, publiée avant le dépôt de la Plainte, la Cour suprême du Canada a spécifié que cette recherche d’équilibre ne doit être axée ni sur le caractère répugnant ou offensant des propos, ni sur le préjudice émotionnel causé à cette personne. Les lois interdisent bien entendu les propos haineux, minutieusement définis, mais elles ne visent pas à décourager l’expression d’idées répugnantes ou offensantes. De plus, le préjudice appréhendé se veut de nature collective et sociale. Le préjudice interdit est donc social et non point moral, collectif et non pas individuelNote de bas de page 17. La Cour suprême du Canada confirme ainsi que tous les propos offensants ne sont pas discriminatoires et, par conséquent, protégés par la Charte canadienne, même s’ils reposent sur un motif de discrimination et causent un préjudice personnel à la victimeNote de bas de page 18.
Je suis d’avis que l’intervention du Conseil, telle que décrite dans la décision majoritaire, n’est pas conforme à ces décisions récentes rendues par la Cour suprême du Canada confirmant que la liberté d’expression ne consiste pas à protéger le droit de ne pas être offensé(e)Note de bas de page 19.
En novembre 2021, un rapport final du Comité sur la liberté académique, présidé par l’ancien juge de la Cour suprême du Canada, l’honorable Michel Bastarache (C.C., c.r.), a été publié pour conclure, après consultations publiques auprès de la communauté universitaire, en défaveur de l’exclusion de termes, d’ouvrages ou d’idées dans le contexte d’une présentation ou d’une discussion respectueuse de nature universitaire et dans un but pédagogique et de diffusion des savoirsNote de bas de page 20. Ce rapport était précédé de quelques jours par la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Ward qui rappelait cette absence de droit de ne pas être offensé(e) dans la société canadienneNote de bas de page 21.
En somme, tel que reconnu par la majorité, le mot « n » n’a pas été utilisé de manière discriminatoire dans le cadre de la ChroniqueNote de bas de page 22. La Plainte indique que le plaignant, à titre d’auditeur de la Chronique, a été offensé par l’utilisation en ondes, à quelques reprises, du titre du livre de Pierre Vallières. La liberté d’expression doit s’interpréter à la lumière des décisions de la Cour suprême du Canada confirmant qu’il n’existe pas, au Canada, de protection d’un droit de ne pas être offensé(e) dans une société libre, pluraliste et démocratique. Ce motif, à lui seul, justifiait le rejet de la Plainte selon moi.
(b) Le devoir incombant au Conseil de tenir compte de la Charte canadienne des droits et libertés
Lorsque le Conseil exerce ses pouvoirs discrétionnaires qui lui sont conférés en vertu de la Loi, il a le pouvoir, et même le devoir, de tenir compte des valeurs fondamentales consacrées par la Charte canadiennedans son domaine d’expertiseNote de bas de page 23. Selon moi, cette omission dans la décision majoritaire constitue une erreur de droit suffisamment importante, elle aussi, pour en invalider ses conclusions.
La liberté d’expression est une valeur fondamentale entre toutes pour assurer une société libre, démocratique et pluraliste. L’alinéa 2b) de la Charte canadienneNote de bas de page 24 doit être analysé en fonction d’un critère à trois volets afin de déterminer si la Chronique, ainsi que la programmation de Radio-Canada qui sera directement affectée par les conclusions de la décision majoritaire décrites aux paragraphes 22 à 26 de la décision majoritaire, bénéficient de la protection de la liberté d’expression :
- L’activité en question a-t-elle un contenu expressif faisant en sorte qu’elle entre à première vue dans le champ d’application de la protection offerte par l’alinéa 2b)?
- Le lieu ou le mode d’expression utilisé écarte-t-il cette protection?
- Si l’activité est protégée par l’alinéa 2b), la mesure [gouvernementale] porte-t-elle atteinte, de par son objet ou par son effet, au droit protégéNote de bas de page 25?
Selon mon analyse, il ne fait aucun doute que la Chronique ainsi que la programmation de Radio-Canada visée par les conclusions aux paragraphes 22 à 26 de la décision majoritaire bénéficient de la protection de la liberté d’expression puisque :
- La Chronique diffusée lors du segment de l’émission Le 15-18 de Radio-Canada a le contenu expressif nécessaire pour entrer dans le champ d’application de la protection offerte par l’alinéa 2b);
- La protection n’est pas écartée ni par le lieu, ni par le mode de diffusion;
- De par son objet et ses effets, les conclusions de la décision majoritaire, décrites aux paragraphes 22 à 26 de la décision majoritaire, portent atteinte au droit à la liberté d’expression.
Pour faciliter la lecture, je résume ces paragraphes 22 à 26 de la décision majoritaire :
- (para. 22) statue qu’en répétant le mot « n », ce qui revient à répéter le titre d’un livre comprenant le mot « n », ce contenu diffusé dans la Chronique, Radio-Canada allait alors à l’encontre des objectifs et valeurs de la politique canadienne de radiodiffusion énoncés aux alinéas 3(1)d), 3(1)g) et 3(1)m) de la Loi;
- (para. 22) statue que Radio-Canada n’a pas mis en place toutes les mesures nécessaires pour atténuer l’impact du mot « n » sur son auditoire;
- (para. 23) exige que Radio-Canada fournisse des excuses écrites publiques au plaignant;
- (para. 24) exige à Radio-Canada de faire rapport au Conseil au plus tard 90 jours de la date de la décision, de mettre en place des mesures internes et des pratiques exemplaires en matière de programmation, y compris des lignes directrices aux animateurs, chroniqueurs et invités en ondes afin de mieux traiter un sujet semblable à l’avenir, s’il resurgit dans l’actualité. Ce rapport devra être accessible au public;
- (para. 25) exige que Radio-Canada précise au Conseil la manière dont elle compte atténuer l’impact du mot « n » au plus tard 30 jours de la date de la décision, étant donné que le segment dont il est question est toujours accessible en ligne et en rattrapage sur la plateforme Web de Radio-Canada;
- (para. 26) s’attend à ce qu’à l’avenir, Radio-Canada mette en place toutes les mesures raisonnables nécessaires pour atténuer l’impact de la diffusion de propos pouvant être offensants pour l’auditoire, y compris des mises en garde explicites.
En exigeant toutes les mesures correctrices raisonnables et nécessaires en vue d’utiliser « tout propos pouvant être offensant pour l’auditoire », Radio-Canada sera limitée en ondes dans l’utilisation de mots, expressions et titres d’œuvres. Cette restriction n’est effectivement pas limitée au mot « n » dans un titre de livre, qui en elle-même enfreint déjà, à mon avis, la liberté d’expression.
La portée des effets de cette entrave à la liberté d’expression dans la décision majoritaire s’apprécie à d’autres niveaux. Les mesures restrictives s’appliquent à tout le Canada, et non pas au marché desservi par la licence de radiodiffusion émise à l’égard de CBF-FM. Elles a le potentiel de s’appliquer à tous les Canadiens, y compris les animateurs, chroniqueurs et même les invités en ondes (ce qui comprend des membres du public) et, bien sûr, les auditeurs de ces émissions. L’ensemble des activités de radiodiffusion sont visées par celles-ci, pas seulement celles rattachées à l’émission Le 15-18 ou à la radio, mais aussi celles se déroulant à la télévision et en ligne et en rattrapage sur la plateforme Web de Radio-Canada.
Enfin, en plus de restreindre directement ou indirectement le contenu diffusé sur les services radiophoniques et télévisuels, les conclusions de la décision majoritaire (paragraphes 22 à 26) comportent le risque de l’autocensure. Il est d’ailleurs raisonnable d’anticiper que, dans un écosystème comme celui de la radiodiffusion, ce risque s’étend aux autres radiodiffuseurs du pays (publics comme privés, peu importe la langue de diffusion). J’éprouve également de sérieuses inquiétudes quant à la façon dont ces conclusions complexifieront l’exercice de la profession de journaliste qui doit déjà par ailleurs, en parallèle, relever d’autres défis importants de toutes sortes de nature.
En définitive, la décision majoritaire n’a pas examiné si les propos diffusés par Radio-Canada bénéficient de la protection offerte par l’alinéa 2b) de la Charte canadienne, à savoir le droit à la liberté d’expression. Ce motif, à lui seul, constitue selon moi une erreur de droit qui vicie les conclusions de la majorité et est suffisamment important pour que je ne souscrive pas à la décision de la majorité. La décision majoritaire s’écarte également d’autres enseignements de la Cour suprême du Canada en restreignant directement et indirectement le contenu de l’expression et des formes d’expression liées au contenu à la radio et à la télévisionNote de bas de page 26.
(c) La liberté d’expression et l’indépendance journalistique, de création et de programmation, consacrées dans la Loi sur la radiodiffusion, protégeaient la diffusion du titre du livre en ondes
Après que la majorité eut considéré que les propos diffusés en ondes faisant l’objet de la Plainte bénéficient de la protection de la liberté d’expression prévue à l’alinéa 2b), appliquant l’arrêt Doré, elle aurait dû, selon moi, prendre en considération les objectifs législatifs pertinents et se demander comment protéger au mieux la ou les valeurs en jeu consacrée(s) par la Charte canadienne compte tenu de ces objectifs.
Les différentes valeurs en jeu et protégées par la Loi sont nombreuses. La majorité devait considérer l’ensemble des objectifs applicables de la politique canadienne de radiodiffusion et les soupeser afin de rendre sa décision. Or, je note que la décision majoritaire a plutôt tenu compte d’objectifs de la politique canadienne de radiodiffusion triés sur le volet en limitant son analyse aux valeurs rattachées à la programmation de haute qualité, au reflet du caractère multiculturel et multiracial canadien et à l’enrichissement et au renforcement de la structure sociale et culturelle.
Ces valeurs doivent assurément être considérées afin de déterminer s’il faille accueillir ou rejeter la Plainte. Cependant, pour être complète, l’analyse requiert de considérer les autres valeurs applicables en l’espèce, à commencer par la liberté d’expression et l’indépendance en matière de journalisme, de création et de programmation, dont jouit Radio-Canada.
Le paragraphe 2(3) de la Loi stipule que « l’interprétation et l’application de la Loi doivent se faire de manière compatible avec la liberté d’expression et l’indépendance en matière de journalisme, de création et de programmation dont jouissent les entreprises de radiodiffusion ». [Mes caractères gras]
Au surplus, l’importance attribuée à la liberté d’expression dans le système canadien de radiodiffusion est non seulement consacrée au paragraphe 2(3) de la Loi, mais également dans plusieurs autres dispositions applicables à Radio-Canada. À cet effet, je suis d’avis que les dispositions législatives suivantes auraient dû être considérées dans le cadre de la décision majoritaire :
- La déclaration de principe prévue au paragraphe 35(2) de la Loi applicable à Radio-Canada qui stipule que : « toute interprétation ou application de la présente partie doit contribuer à promouvoir et à valoriser la liberté d’expression, ainsi que l’indépendance en matière de journalisme, de création et de programmation, dont jouit la Société dans la réalisation de sa mission et l’exercice de ses pouvoirs ». [Mes caractères gras]
- Le paragraphe 46(5) de la Loi qui précise que Radio-Canada « jouit, dans la poursuite de ses objets et dans l'exercice de ses pouvoirs, de la liberté d'expression et de l'indépendance journalistique, créative et de programmation ». [Mes caractères gras]
- Finalement, même lorsqu’il est question des dispositions financières, le législateur a cru important de réitérer au paragraphe 52(1) de la Loi que « les articles 53 à 70 n’ont pas pour effet de porter atteinte à la liberté d’expression ou à l’indépendance en matière de journalisme, de création ou de programmation dont jouit [Radio-Canada] dans la réalisation de sa mission et l’exercice de ses pouvoirs ». [Mes caractères gras]
La Cour d’appel fédérale a expliqué que ces dispositions visent à protéger l’intégrité journalistique et l’indépendance de la programmation de Radio-Canada, dépourvues autant que possible d’ingérence, en ces termes :
Le régime législatif, à mon avis, a pour objet de protéger l'intégrité journalistique et l'indépendance de la programmation de la SRC. En l’absence de preuve convaincante de méfait visant à renverser le processus démocratique et en l’absence de preuve de violation de la loi, cette Cour ne devrait pas entrer dans [sic] l’arène et usurper les fonctions des médias audiovisuels. L’agenda politique est mieux laissé aux politiciens et à l'électorat ; la programmation télévisuelle est mieux laissée à l’appréciation indépendante de la diffusion et des producteursNote de bas de page 27.[Mes caractères gras]
Dans cet esprit, je suis d’avis que la majorité aurait dû faire preuve de retenue en ne s’immisçant pas de la sorte dans la programmation de Radio-Canada et aurait dû, à mon avis, protéger l’intégrité journalistique et l’indépendance de la programmation de Radio-Canada. La décision majoritaire a omis de considérer le paragraphe 2(3) de la Loi et, si elle l’avait considéré, n’aurait eu d’autre choix, selon moi, que de s’abstenir de statuer que Radio-Canada a contrevenu à la Loi et d’imposer les mesures restrictives prévues aux articles 22 à 26 de la décision majoritaire. Cette omission est déterminante et constitue une erreur de droit qui vicie les conclusions de la majorité.
Tout comme la valeur et l’objectif de la liberté d’expression et l’indépendance journalistique, de création et de programmation dont jouit Radio-Canada, d’autres objectifs ont été écartés de l’analyse de la majorité. Bien que les trois objectifs identifiés par la majorité (soit, le reflet du caractère multiculturel et multiracial canadien, l’enrichissement et le renforcement de la structure sociale et culturelle, et la programmation de haute qualité) soient importants et fassent partie de l’analyse, la décision majoritaire devait examiner l’ensemble des autres objectifs de la politique canadienne de radiodiffusion applicables et les soupeser.
(d) Les conditions d’exploitation de Radio-Canada en langue française occultées dans la décision majoritaire
La décision majoritaire passe sous silence les dispositions de la Loi qui protègent la dualité linguistique et, du même souffle, elle repose ses conclusions sur le postulat « [qu’]en tant que radiodiffuseur public national qui dessert l’ensemble du Canada, Radio-Canada doit tenir compte des normes en vigueur dans l’ensemble de la collectivité canadienne »Note de bas de page 28. Selon moi, forcer cette homogénéité est contraire à la Loi et, pour cet autre motif, les conclusions de la décision majoritaire sont erronéesNote de bas de page 29.
L’alinéa 3(1)c) et le sous-alinéa 3(1)m)(iv) de la Loi confirment que la programmation du radiodiffuseur public national reflète la situation spécifique et les besoins particuliers des deux collectivités de langue officielle. L’alinéa 5(2)a) de la Loi prévoit que le Conseil tient compte de ces spécificités lorsqu’il surveille et réglemente les conditions différentes d’exploitation auxquelles sont soumises Radio-Canada et la CBC dans chacun de ces marchés linguistiques. En complément d’analyse, les dispositions 3(1)m)(ii) et 5(2)b) de la Loi, quant à elles, précisent l’importance, pour Radio-Canada et aussi le Conseil dans leur rôle respectif, de tenir compte des préoccupations et des besoins régionaux et d’y répondre.
Or, la décision de la majorité a, pour conséquence sérieuse et regrettable, de ne pas considérer la « spécificité francophone », y compris celle des personnes noires francophonesNote de bas de page 30. Rappelons leurs revendications pour distinguer l’approche applicable en français au Québec en faisant référence au mouvement Césaire-Senghor en francophonie, ou encore, les problèmes d’équivalence qui existent entre les termes en français et en anglais, tel qu’expliqués par l’Ombudsman dans son rapport et le Conseil canadien des normes en radiodiffusion (CCNR)Note de bas de page 31. Même s’il ne semble pas y avoir de consensus sur l’utilisation du mot « n » en français, son utilisation dans un titre d’ouvrage répond, sans aucun doute, à la voix majoritaire exprimée publiquement par l’auditoire-cible, y compris par les personnes issues de la communauté noire.
Bien que la majorité reconnaisse qu’il peut exister d’une collectivité à l’autre une évolution différente du mot « n », les conclusions de la décision majoritaire ne tiennent pas compte des conditions d’exploitation auxquelles Radio-Canada est soumise lorsqu’elle reflète la situation spécifique et les besoins particuliers de son auditoire francophone. En adoptant une approche pancanadienne, sans tenir compte des spécificités langagières et culturelles pour les communautés francophones, comme l’exige la Loi, et sans définir lesdites normes sociales qui seraient applicables à l’ensemble du pays, la décision majoritaire contrevient, d’après moi, à la Loi.
En parallèle, elle a certainement le potentiel de créer une incertitude réglementaire dommageable pour le système canadien de radiodiffusion. Comment Radio-Canada et les autres radiodiffuseurs diffusant en français apprécieront le contexte des diffusions alors que la norme sociale débattue sur la place publique semble comporter des nuances importantes omises par la décision majoritaire? Est-ce que cette décision a le potentiel de soulever des questions de la part des personnes issues de la communauté noire anglophone pour l’usage de mots offensants dans le titre d’œuvres en ondes? À mon avis, vu l’importance du sujet et des conséquences potentielles pour un groupe de la population directement visé par la décision majoritaire, un dialogue dans le cadre d’une consultation publique s’imposait pour mieux comprendre ses subtilités dans la langue et dans la culture locale plutôt que d’imposer ces mesures en s’appuyant sur des référents appartenant à une autre langue et d’autres cultures régionales.
(e) La diffusion du titre du livre en ondes était de haute qualité
La décision majoritaire considère, à juste titre, trois objectifs de politique publique applicables en l’espèce (prévus aux alinéas 3(1)d), 3(1)g) et 3(1)m) de la Loi), y compris l’offre d’une programmation de haute qualité. À mon avis, elle pointe dans la bonne direction des mises en garde explicites, d’ailleurs déjà émises par les animateurs d’émissions radiophoniques de Radio-Canada. Cependant, la majorité fait plusieurs omissions importantes et a commis plusieurs erreurs qui, à elles seules, entachent ses conclusions. Je me limiterai à quelques-unes d’entre elles.
Tout d’abord, la décision majoritaire écarte l’objectif qui stipule que la programmation offerte par le système canadien de radiodiffusion devrait offrir au public l’occasion de prendre connaissance d’opinions divergentes sur des sujets qui l’intéressentNote de bas de page 32. Cet objectif est parfaitement aligné avec les articles de la Loi qui protègent la liberté d’expression et l’indépendance journalistique. L’objectif de haute qualité de la programmation n’est donc pas d’empêcher la controverse sur les sujets d’opinion publique.
Dans la même veine des objectifs de politique publique qui supportent la liberté d’expression, la décision majoritaire ne contient aucune analyse ni considération à l’égard de l’alinéa 3(1)l) de la Loi. Ce dernier prévoit que Radio-Canada, à titre de radiodiffuseur public national, devrait offrir des services radiophoniques et télévisuels qui comportent une très large programmation qui renseigne, éclaire et divertit. La Chronique diffusée sur un enjeu d’actualité répondait à ce critère qui s’interprète de concert avec celui de la programmation de haute qualité.
Qui plus est, il ressort de la décision majoritaire que l’appréciation du critère de qualité s’est cantonnée à une appréciation des faits pointue en considérant le ratio du nombre de fois que le mot « n » a été prononcé en ondes en relation avec le nombre de minutes du segment, sans même apprécier le but visé par de telles utilisations et en faisant fi du ton professionnel avec lequel l’animatrice et le chroniqueur ont traité cette question délicate. En procédant avec une approche mathématique sans égard à la finalité, la décision majoritaire a comme effet non désiré de permettre au régulateur de franchir la limite de la liberté d’expression et l’indépendance en matière de journalisme, de création et de programmation dont jouissent les radiodiffuseurs.
En effet, je suis d’avis que les balises suggérées et imposées dans la décision majoritaire (comme ne pas répéter le mot « n ») auraient empêché la diffusion de la Chronique. En écoutant attentivement la Chronique, des questions se soulèvent quant aux aspects pratico-pratiques des conclusions de la décision majoritaire :
- Ne pas mentionner le titre du livre au début de l’entretien? Les auditeurs n’auraient pas su de quoi il est question.
- Une substitution du mot « n » par « noirs » comme dans Les Noirs blancs d’Amérique? Celle-ci aurait fait perdre un élément historique.
- Remplacer l’expression « nègres blancs »? Par quoi?
- Omettre de préciser la traduction retenue en anglais dans une université anglophone? Cette précision servait à confirmer aux auditeurs laquelle des options possibles de traduction avait été dite en salle de classeNote de bas de page 33.
- Ne pas mentionner le titre du livre lorsque le chroniqueur prend le relais d’échange? Cette utilisation est discutable du point de vue d’une interprétation « d’extrême nécessité », mais ne respecte certainement pas les règles de l’art en communication à la radio. Avant de conclure à une irrégularité, il faudrait également apprécier le tour de force réalisé par l’animatrice et le chroniqueur, en direct à la radio, à utiliser une dizaine de substituts au titre du livre pour éviter de le répéter.
Dans le passé, le Conseil a évalué ce type de plaintes en ayant à l’esprit que « [le Conseil] n’est pas un bureau de censure; il ne réglemente pas le bon goût, et il n’a pas pour mandat de dicter à un radiodiffuseur ce qu’il peut diffuser ou à interdire une émission avant sa diffusion »Note de bas de page 34. Dans un univers du direct à la radio, je considère que Radio-Canada a réussi ici l’exploit de trouver un équilibre entre, d’une part, l’utilisation du titre et de l’expression comprenant le mot « n » avec retenue et, d’autre part, une dizaine d’autres formulations et synonymes pour mitiger l’incidence indésirable sur leurs auditeurs.
D’une perspective globale, la décision majoritaire ne considère pas la notion d’équilibre qui constitue une composante importante dans l'examen de la haute qualité de la programmation, particulièrement dans les émissions visant la discussion d'affaires publiquesNote de bas de page 35. La notion d’équilibre sur des questions qui préoccupent le public doit être constatée selon une vue holistique de l’ensemble de la programmation d’un radiodiffuseur, et non pas d’un seul segment d’émission. La décision majoritaire a omis de considérer que Radio-Canada a élaboré des émissions pour garantir un traitement équilibré et diversifié de cet enjeu d’actualité faisant l’objet de la Plainte. Dans un délai raisonnable, elle a alloué un temps d’antenne considérable à d’autres émissions radiophoniques et télévisuelles qui discutaient de l’utilisation du « mot ‘n’ »Note de bas de page 36.
(f) Consultation publique
Je crois qu’une consultation publique aurait pu éclairer, au passage, le Conseil sur les normes sociales applicables et de connaissance publique, au moment de la diffusion de la Chronique dans l’auditoire-cible de la station CBF-FM de Radio-Canada, avant de lui imposer de telles mesures restrictives. La pertinence d’une telle consultation aurait été surtout reconnue, je crois, le temps venu de déterminer si le cadre juridique actuellement applicable pour l’ensemble des radiodiffuseurs à l’échelle du pays mérite des modifications sur les questions de représentation équitable à la radio et à la télévision. Dans l’affirmative, le Conseil aurait pu faire le nécessaire afin que de telles modifications soient adoptées et entrent en vigueur.
2. Quelles sont les dispositions du cadre législatif et réglementaire applicables en l’espèce ? Est-ce que les propos de la Chronique ont contrevenu à ceux-ci ?
(a) L’article 3 du Règlement de 1986 sur la radio s’applique
Dans le cadre de son analyse de la Plainte, la majorité a également omis de considérer si les propos diffusés et visés par la Plainte contreviennent à 3b) du Règlement de 1986 sur la radio qui « interdit au titulaire de diffuser des propos offensants qui, pris dans leur contexte, risquent d’exposer une personne ou un groupe ou une classe de personnes à la haine ou au mépris pour des motifs fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’orientation sexuelle, l’âge ou la déficience physique ou mentale ».
Cette omission constitue, à mon avis, une erreur qui vicie les déterminations et conclusions de la position majoritaire. Cette omission est déterminante parce qu’elle utilise des objectifs de la politique canadienne de radiodiffusion pour rendre sa décision plutôt que l’alinéa 3b) du Règlement de 1986 sur la radio.
Si la décision majoritaire avait considéré l’alinéa 3b) du Règlement de 1986 sur la radio, elle aurait dû conclure qu’il n’y a pas eu de diffusion de propos offensants qui, pris dans leur contexte, risquait, lors de la diffusion de la Chronique en août 2020, d’exposer à la haine ou au mépris pour des motifs fondés sur la race, l’origine ethnique ou la couleur.
(b) L’exception pour le traitement intellectuel de l’alinéa 10c) du Code sur la représentation équitable s’applique
La décision majoritaire n’a pas considéré non plus si les faits précis de la Plainte se qualifiaient au sens de l’article 9 du Code sur la représentation équitable, et le cas échéant, si l’exception pour traitement intellectuel prévue à l’alinéa 10c) de ce code s’appliquait.
Cette omission constitue, selon moi, une erreur qui vicie les conclusions et déterminations de la position majoritaire. Cette omission est déterminante parce qu’elle utilise des objectifs de la politique canadienne de radiodiffusion pour rendre sa décision plutôt que les dispositions du Code sur la représentation équitable, spécifiquement adoptées afin d’assurer la représentation équitable de tous les individus dans les émissions à la télévision et à la radio, et imposées à Radio-Canada par condition de licenceNote de bas de page 37. Ce code a été élaboré en consultant 36 organismes de parties prenantes représentant des groupes ethnoculturels, autochtones et de personnes handicapées, dans les marchés de langues française et anglaise.
Le CCNR qui applique régulièrement ce code a récemment, en juin 2021, rendu une décision sur le mot « n » évoqué à la radio pour parler au sujet du mot « n » (ce qui est une utilisation du mot « n » plus libre que lorsque le mot « n » est compris dans le titre d’un livre comme en l’espèce). Le CCNR a alors décidé que le mot « n » pouvait se dire à la radio en français dans un contexte consistant à parler au sujet de ce mot. Au soutien de cette décision, il a été décidé qu’il existe toujours des différences entre le mot « n » en langues française et anglaise et son utilisation était permise en français dans le contexte de cette affaire. Comme deuxième motif, l’exception sur le traitement intellectuel s’appliquait et justifiait également le rejet de la plainteNote de bas de page 38.
La décision majoritaire s’écarte de la jurisprudence récente du CCNR. En agissant ainsi, la décision majoritaire aurait dû, à mon avis, apprécier l’incidence d’une telle conclusion sur la condition de licence applicable à Radio-Canada. Cette condition de licence #7 de l’annexe 4 de la décision 2013-263 prévoit que Radio-Canada doit respecter le Code sur la représentation équitable, compte tenu des modifications successives approuvées par le Conseil. [Mes caractères gras]
Est-ce à dire que la décision majoritaire constitue une modification successive au Code sur la représentation équitable? La décision majoritaire est silencieuse sur cette question. Une consultation publique aurait permis de répondre à cette question et de définir les paramètres de telles modifications, le cas échéant.
Dans un tel scénario, à mon avis, la majorité aurait dû appliquer l’exception pour traitement intellectuel prévue à l’alinéa 10c) du Code et conclure que l’utilisation par Radio-Canada d’un titre de livre et d’une expression consacrée comprenant le mot « n », telle que présentée et diffusée dans la Chronique, n’enfreint pas le Code. En plus de comporter selon moi des erreurs de droit, la décision majoritaire comporte le risque d’affecter la certitude réglementaire à laquelle Radio-Canada et les autres titulaires de licences de radiodiffusion au Canada sont pourtant en position de s’attendre sur la question de la représentation équitable à la radio et à la télévision au Canada.
(c) Les objectifs de politique publique prévus aux alinéas 3(1)d), 3(1)g) et 3(1)m) ne sont pas les dispositions constitutives d’autorité pour rendre une décision en relation avec la Plainte et imposer des mesures restrictives à Radio-Canada
La décision majoritaire repose sur les objectifs de la politique canadienne de radiodiffusion prévus aux alinéas 3(1)d), 3(1)g), 3(1)m) de la Loi pour rendre sa décision et imposer des mesures à Radio-Canada.
Afin de rendre sa décision quant au mérite de la Plainte, le Conseil doit respecter le cadre juridique auquel il est assujetti. En plus de la Charte canadienne et la Loi, le Règlement de 1986 sur la radio, le Code sur la représentation équitable et les conditions de licence de Radio-Canada s’appliquent en l’espèce. Le cadre juridique actuellement en vigueur invite à la diversité des propos dans l’espace public canadien.
Le Conseil a adopté l’article 3 du Règlement de 1986 sur la radio en exerçant ses pouvoirs réglementaires conférés à l‘alinéa 10(1)c) de la Loi. Cette disposition prévoit que le Conseil peut, par règlement, fixer les normes des émissions. Le Conseil a imposé la condition de licence #7 à Radio-Canada afin de rendre obligatoire le respect du Code sur la représentation équitable. Cette condition de licence a été imposée par le biais de l’alinéa 9(1)b) de la Loi qui définit l’étendue des pouvoirs du Conseil lorsqu’il impose des conditions de licence aux titulaires de licences de radiodiffusionNote de bas de page 39.
Au paragraphe 8 de la décision majoritaire, le Conseil affirme que « [l]e Conseil a pour mandat de réglementer et de surveiller le système canadien de radiodiffusion en vue de mettre en œuvre la politique canadienne de radiodiffusion ». La décision majoritaire passe cependant sous silence la disposition législative applicable. Il s’agit de l’article 5(1) de la Loi qui prévoit que le Conseil dispose de vastes pouvoirs en matière de réglementation et d’attribution de licences dans l’exercice de sa mission de réglementer et de surveiller tous les aspects du système canadien de radiodiffusion en vue de mettre en œuvre la politique canadienne de radiodiffusion.
Comme le rappelait la Cour suprême du Canada en 2012, les objectifs de la Loi ne sont toutefois pas attributifs de compétence et ne peuvent pas servir à élargir les pouvoirs d’un organisme à des domaines non précisés par le législateur. La portée de ce pouvoir général « doit être interprété de manière à éviter de reconnaître un pouvoir discrétionnaire illimité que n’envisagent pas les dispositions attributives de compétence de la loi en cause »Note de bas de page 40.
Dans l’affaire Genex Communications Inc., la Cour d’appel fédérale rappelle que le Conseil peut imposer des sanctions autorisées par le législateurNote de bas de page 41. À la lumière de ce qui précède, je ne peux souscrire et supporter la décision majoritaire de se rabattre sur les objectifs de la politique canadienne de radiodiffusion, et implicitement sur l’article 5 de la Loi, pour accueillir la Plainte et imposer des mesures restrictives à Radio-Canada. De telles mesures ayant comme objet et effet de restreindre, sans considération du contexte, la liberté d’expression ne peuvent, à mon avis, découler ni des objectifs de la politique canadienne de radiodiffusion prévus à l’article 3 de la Loi, ni de la mission qui est confiée au Conseil aux termes de l’article 5 de la Loi.
De ma perspective, les alinéas 3(1)d), 3(1)g) et 3(1)m) de la Loi (ni son article 5) ne sont pas les dispositions constitutives d’autorité pour rendre une décision en relation avec la Plainte. La majorité a outrepassé les pouvoirs consentis au Conseil lorsqu’elle a déterminé que le contenu diffusé par Radio-Canada allait à l’encontre des objectifs et valeurs de la politique canadienne de radiodiffusion et lui a imposé les mesures restrictives décrites aux paragraphes 22 à 26 de la décision majoritaire. La décision majoritaire a contourné des dispositions législatives et réglementaires existantes, spécifiques et applicables en l’espèce.
Selon moi, les conclusions de la décision majoritaire prévues à ses paragraphes 22 à 26 sont contraires à l’intention du législateur. Ces conclusions du Conseil ne sont pas sans rappeler la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire du régime de substitution simultanée du Super BowlNote de bas de page 42 dans laquelle la Cour suprême a rappelé que l’étendue du pouvoir conféré au Conseil doit être déterminée en interprétant les dispositions en cause conformément à la démarche moderne d’interprétation des lois. Selon moi, les conclusions de la décision majoritaire peuvent avoir pour conséquence de créer un précédent erroné quant à l’étendue du pouvoir discrétionnaire du Conseil.
En définitive, aux questions, « Quelles sont les dispositions du cadre législatif et réglementaire applicables en l’espèce ? Est-ce que les propos de la Chronique ont contrevenu à ceux-ci ? », la décision majoritaire devait, selon mon opinion, considérer l’article 3 du Règlement de 1986 sur la radio et les dispositions 9 et 10c) du Code sur la représentation équitable. En vertu de ces dispositions, la plainte aurait dû rejetée. Une consultation publique aurait permis de déterminer si des changements sont requis à ces dispositions juridiques pour le futur.
Conclusion de la décision minoritaire
À mon avis, la décision majoritaire a failli à son devoir de considérer la Charte canadienneet, sur cette base, est erronée. Elle a également écarté les dispositions applicables en l’espèce pour se rabatte sur des objectifs de politique publique afin d’imposer des mesures à Radio-Canada, ce qui selon moi constitue une autre erreur de droit. De surcroît, en l’absence de propos discriminatoires par l’animatrice et le chroniqueur, la décision majoritaire a failli selon moi à appliquer le droit en vigueur développé par la Cour suprême du Canada selon lequel il n’existe pas de droit de ne pas être offensé(e) selon le droit à la liberté d’expression protégé par la Charte canadienne et la Loi. L’article 3 du Règlement de 1986 sur la radio et l’alinéa 10c) du Code sur la représentation équitable, applicables en l’espèce, proposent une structure d’analyse conciliable avec cette approche. À mon avis, une analyse au fond par la majorité aurait conduit au rejet de la Plainte et à la conclusion que les mesures restrictives imposées aux paragraphes 22 à 26 de la décision majoritaire enfreignent la liberté d’expression.
Bien que la majorité reconnaisse qu’il peut exister, d’une collectivité à l’autre, une évolution différente du mot « n », les conclusions de la décision majoritaire ne tiennent pas compte, comme le prévoit la Loi, des spécificités et des besoins de la communauté francophone desservie par la station radiophonique CBF-FM de Radio-Canada. Des voix puissantes de membres issus de la communauté noire francophone, faisant partie de l’auditoire-cible de l’émission Le 15-18, se sont élevées à la période de diffusion de la Chronique, pour défendre une vision contemporaine inclusive de la spécificité francophone. Les conclusions de la décision majoritaire ignorent ces voix et s’écartent de la jurisprudence récente du CCNR quant à l’utilisation du mot « n » en ondes dans une émission radiophonique destinée au même auditoire-cible que celui en l’espèce.
Il aurait été préférable, à mon avis, de saisir cette occasion pour faire des avancées en matière d'équité, de diversité, d'inclusion et d'antiracisme. Une consultation publique se serait inscrite dans un dialogue afin de mieux saisir les tenants et aboutissants de cette absence de consensus au Canada sur cette question. D’un point de vue opérationnel, ces échanges auraient permis de mieux comprendre, par exemple, l’utilisation actuelle par Radio-Canada des mises en garde explicites à la radio comme moyen d’atténuer l’utilisation du mot « n ». Concrètement, si des enseignements doivent être tirés quant aux limites du cadre juridique applicable, des changements auraient pu être apportés de façon transparente, prévisible et équitable.
Opinion minoritaire de la conseillère Joanne T. Levy
Sommaire de l’opinion minoritaire
À mon avis, la décision de la majorité (la décision) comporte de graves lacunes à plusieurs égards.
- La décision ignore le droit primordial à la liberté de la presse inscrit dans la Charte canadienne des droits et libertés, protégé par la Loi sur la radiodiffusion et reconnu par la Cour suprême du Canada.
- La justification de la décision majoritaire repose sur la disposition de la Loi sur la radiodiffusion qui commande une programmation de haute qualité. Il s’agit d’un test subjectif qui défie la transparence, l’équité et la prévisibilité.
- L’évolution du contexte social est un motif insuffisant pour ignorer le contexte, le ton et les décisions antérieures du CRTC.
- La décision aura des conséquences inattendues qui entraîneront une sorte d’omission volontaire journalistique, réduiront la discussion au silence et encourageront la censure.
Solution recommandée – À mon avis, Radio-Canada et son ombudsman ont traité la plainte de façon adéquate.
Je suis d’accord avec l’opinion minoritaire de la conseillère Caroline Simard, vice-présidente, Radiodiffusion.
Contexte
Les faits du cas sont les suivants. En octobre 2019, une professeure de cinéma de l’Université Concordia a montré à sa classe un documentaire sur le journaliste et écrivain québécois, Pierre Vallières. Il est considéré comme un leader intellectuel du Front de libération du Québec, qui était au centre de la crise d’Octobre de 1970, un événement marquant de l’histoire moderne du Canada. Plusieurs étudiants se sont offusqués de l’utilisation par la professeure du titre complet du livre Nègres blancs d’Amérique en anglais, à savoir White N*ggers of America. Neuf mois plus tard, l’université a reçu une pétition de 200 noms demandant l’annulation du cours de la professeure de cinéma.
L’histoire a été reprise par La Presse et par la suite, la Société Radio-Canada (Radio-Canada) a invité un journaliste indépendant à analyser la question de savoir si les mots tabous deviennent des idées taboues. L’animatrice de l’émission a présenté le segment sans mise en garde sur le langage qui serait utilisé. La discussion a duré environ six minutes et demie. Le chroniqueur a avancé sa thèse selon laquelle le risque d’interdire l’utilisation de mots offensants, même s’ils sont violents et répugnants, est de limiter l’échange et la discussion d’idées importantes. Le titre a été mentionné quatre fois – trois fois en français et une fois en anglais. Après avoir entendu le « mot n » dans l’émission, un auditeur s’est senti suffisamment mal à l’aise pour déposer une plainte écrite officielle auprès de Radio-Canada.
La direction de Radio-Canada, à toutes les étapes, a pris sa plainte au sérieux et lui a répondu de manière réfléchie, respectueuse et opportune. Insatisfait de la réponse, le plaignant a fait part de ses objections à l’ombudsman de Radio-Canada. Le rapport de l’ombudsman qui en résulte est un examen approfondi des incidences de la politique journalistique. Là encore, le plaignant était insatisfait et a exercé son droit de porter son grief devant le Conseil.
Objectif de l’opinion minoritaire
Cette opinion minoritaire ne conteste pas la répugnance totale et entière du « mot n » (très certainement en anglais), pas plus qu’elle ne rejette ou ne minimise le mal que son utilisation cause. Les mots sont puissants. Les mots que nous choisissons d’utiliser – ou de ne pas utiliser – sont importants. L’objectif de cette opinion minoritaire est plutôt d’exprimer l’avis selon lequel il est impératif pour notre société libre et démocratique que les journalistes aient la liberté d’exprimer des idées ou de discuter de sujets difficiles, controversés, voire offensants, sans crainte de représailles ou d’interférence de la part de l’organisme de réglementation. Sinon, des échanges importants et significatifs seront manqués.
Liberté de la presse
À mon avis, la décision majoritaire commet une erreur en ignorant le droit et la liberté fondamentaux inscrits à l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) et protégés par les dispositions de la Loi sur la radiodiffusion.
L’alinéa 2b) de la Charte prévoit que :
- Chacun a les libertés fondamentales suivantes :
b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;
La Loi sur la radiodiffusion, qui donne au Conseil le pouvoir de réglementer tous les aspects du système canadien de radiodiffusion, cite également cet important droit fondamental :
2(3) L’interprétation et l’application de la présente loi doivent se faire de manière compatible avec la liberté d’expression et l’indépendance, en matière de journalisme, de création et de programmation, dont jouissent les entreprises de radiodiffusion.
La jurisprudence récente indique clairement que cette liberté prime sur l’offense personnelle et le préjudice émotionnel. Dans l’affaire récente de Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), une majorité de la Cour suprême du Canada s’est prononcée en faveur d’un humoriste qui avait ridiculisé un jeune homme en situation de handicap qui avait également un profil public de chanteur. Comme il est indiqué dans cette décision, la liberté d’expression a été estimée prioritaire par rapport à la sauvegarde de la dignité :
Pour sa part, l’exercice de la liberté d’expression présuppose, en même temps qu’il alimente, la tolérance de la société envers les expressions impopulaires, désobligeantes ou répugnantes. Les limites à la liberté d’expression se justifient lorsqu’il existe, dans un contexte donné, des raisons sérieuses de craindre un préjudice suffisamment précis auquel le discernement et le jugement critique de l’auditoire ne sauraient faire obstacle.
Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43 à la page 7.
La décision de la majorité est muette sur ces protections et sur le Règlement de 1986 sur la radio.Elle ne dit rien non plus sur le respect par Radio-Canada du Code sur la représentation équitable de l’Association canadienne des radiodiffuseurs, qui est une condition de licence de radiodiffusion de la SRC (annexe 4 de la décision de radiodiffusion 2013-263). Au lieu de cela, la décision s’appuie sur les exigences du système de radiodiffusion énumérées dans la Loi sur la radiodiffusion :
3(1)d)(i) servir à sauvegarder, enrichir et renforcer la structure culturelle, politique, sociale et économique du Canada,
3(1)g) la programmation offerte par les entreprises de radiodiffusion devrait être de haute qualité;
Et une disposition propre à la SRC qui stipule;
3(1)m) la programmation de la Société devrait à la fois :
(viii) refléter le caractère multiculturel et multiracial du Canada.
Le Conseil a statué à de nombreuses reprises sur des cas où la liberté d’expression devait être mise en équilibre avec le droit d’un individu ou d’un groupe à être protégé contre des commentaires abusifs susceptibles de l’exposer au mépris ou à la haine. Cette approche a été décrite dans la décision de radiodiffusion CRTC 2009-548 :
… il [le Conseil] n’entend conclure que la limite à la liberté d’expression a été franchie que dans des cas d’excès flagrant. Lorsqu’il n’est pas évident qu’il y a manquement aux exigences réglementaires, le Conseil tranchera en faveur de la liberté d’expression.
La décision de la majorité s’écarte de cette approche.
Le contexte social
Alors pourquoi la majorité a-t-elle décidé de mettre de côté les tests objectifs et la pratique passée dans le cas présent?
La décision majoritaire cite les manifestations de Black Lives Matter, en particulier les protestations en référence à la mort de George Floyd en 2020, au Minnesota, comme un exemple de l’évolution de la réaction sociale face à la discrimination et une justification de la sensibilité accrue au racisme systémique. La majorité estime que ces événements ont fait évoluer les normes canadiennes de telle sorte que l’utilisation du « mot n » a désormais franchi un seuil d’acceptabilité. Le Canada possède sa propre histoire de racisme et d’injustice qui inspire les réactions de notre société. En tant qu’organisme quasi judiciaire responsable de la radiodiffusion canadienne, nous devons adopter une approche mesurée et impartiale qui équilibre nos lois, nos règlements et nos pratiques avec les changements nécessaires pour rester en phase avec la nature évolutive de notre société. (Nous ne sommes pas liés par nos précédents, mais ils doivent être reconnus comme ayant une certaine valeur en tout respect de la prévisibilité.)
Cependant, d’après mon expérience, le « mot n », en particulier le mot anglais, n’est pas devenu soudainement inacceptable. Il n’était pas acceptable dans le discours courant à la fin des années 1960 lorsque le livre de Pierre Vallières a été inscrit au programme de mon cours de science politique canadienne à l’Université de la Saskatchewan. Alors que le mouvement américain pour les droits de la personne dominait l’actualité, le titre était tout aussi offensant et volontairement sensationnel qu’aujourd’hui. Le « mot n » n’était pas acceptable quelques années plus tard, lorsque j’ai entamé une carrière de plusieurs décennies en tant que journaliste et productrice de documentaires. Sa signification a toujours été celle de l’oppression, de la haine et de la violence. Ce qui a changé, ce sont les méthodes structurées permettant aux membres du public de formuler des plaintes et de les faire traiter sérieusement. Ce qui a également changé, c’est la couverture dans les médias grand public des événements récents choquants qui, de manière compréhensible, suscitent la sympathie. Mais la sympathie, voire l’indignation, n’est pas une base solide pour une décision quasi judiciaire aux conséquences importantes.
Dans la décision majoritaire, le nombre de répétitions du « mot n » dans le segment de l’émission Le 15-18 a été largement évoqué. Cependant, dans le cadre d’un segment radiophonique, il est nécessaire de s’assurer que les auditeurs savent ce dont il est question, quel que soit le moment où ils joignent l’émission. Il n’y a pas de retour en arrière possible dans une émission de radio en direct. La décision de la majorité peut être interprétée comme suggérant que même une seule mention était de trop, auquel cas l’ensemble de la discussion n’aurait eu aucun sens. (Paragraphe 19 de la décision) En tant que régulateur, nous ne devons pas nous immiscer dans la microgestion du journalisme à la radio.
J’estime que la vaste portée de la décision de la majorité rend un mauvais service à la communauté que nous sommes censés protéger. Des écrivains aux vedettes du rap, la communauté noire s’est approprié le « mot n ». Que faire des discussions sur leurs livres, chansons, films et autres œuvres d’art à la radio et à la télévision canadiennes? Le Conseil exige une plus grande diversité dans le personnel et la direction des organismes de radiodiffusion. Pourtant, lorsque le contexte et le ton ne sont plus considérés, tous sont assujettis à cette décision.
Les répercussions de la décision majoritaire vont au-delà de la SRC/CBC et touchent toute la radiodiffusion canadienne (paragraphe 13 de la décision). Les radiodiffuseurs privés s’inspirent du Code sur la représentation équitable de l’Association canadienne des radiodiffuseurs, administré par le Conseil canadien des normes de la radiotélévision (CCNR). Il a statué sur de nombreuses plaintes, le Conseil étant l’arbitre final. Au même moment où la présente affaire était en route vers le Conseil, le CCNR a statué sur une plainte concernant l’utilisation du « mot n » dans sa décision du 10 juin 2021 « CHMP-FM (98,5 FM) concernant Puisqu’il faut se lever ». Dans cette affaire, les invités d’une émission de radio ont utilisé le « mot n » en français lors d’une discussion sur un professeur de l’Université d’Ottawa qui a été suspendu pour avoir utilisé le « mot n » dans une classe. Un auditeur s’est plaint que l’utilisation était raciste et montrait un manque de respect et d’empathie à l’égard de la communauté noire. Le CCNR a examiné ses codes et précédents et a décidé que le contexte et le ton atténuaient tout préjudice perçu. Même « contexte social », décision différente!
La décision majoritaire cite la position de la SRC en tant que radiodiffuseur public national et indique qu’elle « a le devoir d’être exemplaire dans le contenu de ses émissions ». Bien sûr, c’est un objectif louable, mais les Canadiens ne sont pas bien servis si l’exemplarité devient équivalente à la prudence et à l’autocensure. Un journalisme audacieux, entreprenant et courageux est également exemplaire. Il offensera souvent, c’est la raison d’être d’un système de plaintes et d’excuses publiques lorsqu’il commet des erreurs.
Les sanctions
Je n’ai pas l’intention de discuter des mesures imposées dans la décision de la majorité, sauf pour souligner que le Code de déontologie de l’Association canadienne des radiodiffuseurs exige des télédiffuseurs qu’ils présentent des mises en garde, mais aucune disposition de ce type n’est spécifiquement prévue pour les émissions de radio. Ma préoccupation concernant l’obligation de présenter des excuses et un rapport sur la façon dont Radio-Canada atténuera les répercussions des idées et du langage offensants à l’avenir est liée à leur incidence sur l’expression des idées et à l’incidence que cela peut avoir sur le libre-échange d’idées dans la société.
Conséquences involontaires
Omission volontaire journalistique
Les journalistes de la radio et de la télévision font partie d’un secteur soumis à d’énormes pressions en matière de crédibilité, de ressources, de pertinence et de personnel. Les journalistes et les producteurs de radio qui ne bénéficient pas d’un soutien et d’un encadrement juridiques pourraient, à juste titre, éviter les reportages et les analyses sur les livres, la musique, les arts et l’actualité qui pourraient susciter la controverse.
Réduire au silence la discussion
Il y a et il y aura des idées et l’expression d’idées qui, dans une société démocratique, méritent d’être discutées de manière respectueuse et sérieuse. Elles peuvent être soulevées et créées par les voix diverses mêmes qui ont été confinées au silence – des voix qui font référence à l’histoire ou aux formes d’art contemporain. (On fait notamment référence à l’ouvrage de Lawrence Hill, The Book of Negroes et à sa minisérie télévisée.) La présente décision risque de rendre ces conversations plus difficiles.
Censure
L’approche majoritaire pourrait conduire à la censure de l’expression concernant les événements d’actualité, les livres, les chansons, les films et les titres de télévision. Dans les salles de presse d’aujourd’hui, les personnes qui craignent le risque qu’une situation défavorable en découle éviteront les discussions difficiles et s’autocensureront. Dans son commentaire à l’émission Le 15-18, Simon Jodoin soutient que lorsque nous effaçons les mots, nous effaçons aussi les idées. Au fur et à mesure que la société évolue, comment cette décision va-t-elle supprimer l’expression? Quels autres mots et idées seront considérés comme problématiques? Le simple fait qu’un mot ou une idée soit offensant rend-il la discussion au sujet de ce mot ou de cette idée d’une qualité incompatible avec les normes élevées de programmation imposées par la Loi sur la radiodiffusion?
Conclusion
À mon avis, le contenu diffusé à l’émission Le 15-18 est protégé par la Charte, la Loi sur la radiodiffusion et le Règlement de 1986 sur la radio, ainsi que le Code sur la représentation équitable. La discussion sur le livre de Pierre Vallières a effectivement répondu à la norme d’une programmation de haute qualité. Elle était pertinente, informative et claire. Personne n’a suggéré qu’il s’agissait d’une discussion non valable, qui ne méritait pas d’avoir lieu, en particulier à l’occasion du 50e anniversaire de la crise d’Octobre. Le ton de la discussion n’a à aucun moment dérapé vers le manque de respect ou les stéréotypes offensants. La prononciation du « mot n » à quatre reprises, et toujours dans le contexte du titre du livre, a suffi à déclencher la décision de la majorité.
Le remède approprié, à mon avis, a été précisé avec le rapport de l’ombudsman de Radio-Canada. Il n’était pas nécessaire d’aller plus loin. La décision de la majorité n’est pas équilibrée et ne répond pas aux critères de transparence, d’équité et de prévisibilité. Si le Conseil souhaite utiliser le contexte social actuel pour passer outre la liberté d’expression, il devrait envisager une procédure de consultation publique.
La décision de la majorité ignore la liberté de la presse et, à mon avis, l’étouffera. Au lieu d’un journalisme audacieux, actuel et pertinent, nous risquons de voir l’analyse de l’actualité et des questions du jour devenir des blagues pour les humoristes, dont la liberté d’expression semble mieux protégée.
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