Décision de télécom CRTC 2019-307

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Ottawa, le 30 août 2019

Dossier public : 8660-V3-201904516

Vidéotron ltée (Vidéotron) – Demande de redressement provisoire afin que le Conseil ordonne à Bell Canada, au nom de Bell Mobilité inc., de s’abstenir de suspendre les services d’itinérance de gros fournis à Vidéotron

Le Conseil approuve une demande de redressement provisoire enjoignant Bell Canada, au nom de Bell Mobilité inc., de s’abstenir de suspendre les services d’itinérance de gros fournis à Vidéotronltée et ce tant et aussi longtemps que le Conseil ne se sera pas prononcé sur la demande de redressement définitif de Vidéotron.

Demande

  1. Le Conseil a reçu une demande en vertu de la partie 1, datée du 11 juin 2019, de Québecor Média inc., au nom de Vidéotron ltée (Vidéotron), dans laquelle Vidéotron a demandé une décision du Conseil ordonnant à Bell Canada, au nom de Bell Mobilité inc. (collectivement Bell), de s’abstenir de suspendre les services d’itinérance de gros fournis à Vidéotron (les services).
  2. Vidéotron indique avoir reçu une lettre de Bell, datée du 24 mai 2019, alléguant qu’un nombre significatif d’utilisateurs finals de Vidéotron utilisaient les services d’itinérance de gros de Bell Mobilité inc. (Bell Mobilité) d’une façon qui contrevient à l’article tarifaire 100.1(a)(23) du Tarif de services d’accès de Bell Mobilité. Sur la base de cette allégation, Vidéotron a été avisée à l’effet que dans l’éventualité où elle ferait défaut de remédier à cette infraction dans les 30 jours suivant l’avis de Bell, cette dernière aurait le droit de suspendre les services dès le 23 juin 2019.
  3. Vidéotron a demandé au Conseil de traiter sa demande sur une base accélérée de façon à ce qu’une décision soit rendue avant le 23 juin 2019. Advenant que le Conseil ne puisse rendre une décision finale avant le 23 juin 2019, Vidéotron a demandé au Conseil de rendre, avant le 23 juin 2019, une mesure de redressement provisoire ordonnant à Bell de s’abstenir de suspendre les services tant et aussi longtemps qu’une décision finale n’aura pas été rendue.
  4. Dans une lettre datée du 19 juin 2019, le personnel du Conseil a établi un processus accéléré pour l’examen de la demande de redressement provisoire. De plus, Bell a confirmé par lettre qu’elle s’engageait à maintenir les services et à ne pas suspendre ou mettre fin à leur prestation avant la première de ces dates : i) la date à laquelle le Conseil rendrait sa décision sur la demande de redressement provisoire, ou ii) le 3 septembre 2019.
  5. Le Conseil a reçu des interventions sur la demande de redressement provisoire de la part de Bell, Iristel Inc. (Iristel), et TNW Wireless Inc. (TNW). Iristel et TNW ont appuyé la demande de Vidéotron.

Critères justifiant un redressement provisoire

  1. Les critères que le Conseil applique généralement pour l’évaluation des demandes de redressement provisoire sont ceux qui ont été établis par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311 (le jugement RJR-MacDonald). Ces critères sont les suivants : i) il existe une question sérieuse à juger; ii) la partie qui sollicite le redressement provisoire subira un préjudice irréparable si le redressement n’est pas accordé et iii) la prépondérance des inconvénients, compte tenu de l’intérêt public, penche en faveur du redressement provisoire. Pour se voir accorder un redressement provisoire, un demandeur doit démontrer que sa demande satisfait aux trois critères.

Existe-t-il une question sérieuse à juger?

Positions des parties

  1. Vidéotron a fait valoir que, si l’on permet à Bell de suspendre l’accès de Vidéotron aux services, la sécurité des citoyens sera négativement affectée puisque certains d’entre eux ne seront plus capables de compléter des appels sans fil qu’ils auraient autrement été capables de compléter.
  2. Bell est plutôt d’avis que Vidéotron n’a pas démontré l’existence d’une question sérieuse à juger. Selon Bell, Tarifs des services d’itinérance sans fil mobiles de gros – Modalités définitives, Décision de télécom CRTC 2017-56, 1er mars 2017 n’exige pas que le Conseil soit consulté pour trancher des litiges entre un titulaire et un client des services d’itinérance de gros au sujet de l’accès permanent au réseau par des clients de ce dernier. Bell argumente que son tarif n’exige pas non plus que le Conseil se prononce pour qu’elle puisse se prévaloir des droits de suspension et de résiliation qui y sont prévus. De plus, Bell argumente que la demande de Vidéotron équivaut à une demande de révision et de modification de certains aspects du tarif d’itinérance de Bell Mobilité, alors que le délai pour déposer une telle demande est passé depuis longtemps et que Vidéotron n’a pas présenté d’arguments en la matière.
  3. Enfin, Bell avance que l’affirmation de Vidéotron à l’effet qu’elle a déjà un test lui permettant d’identifier, d’avertir et de résilier les ententes des clients qui utilisent les services d’itinérance de Bell Mobilité sur une base permanente et non-fortuite, est une preuve de plus de l’absence d’une question sérieuse à juger par le Conseil.
  4. En réponse, Vidéotron a fait valoir que le caractère sérieux de la question soulevée dans le cadre de sa demande de redressement provisoire ne peut être mis en doute puisqu’elle touche directement la sécurité des Canadiens et qu’elle concerne un cas flagrant d’abus de pouvoir de marché de la part d’un fournisseur titulaire qui aura des répercussions graves sur le fonctionnement global du marché canadien des services sans fil sans l’intervention du Conseil.

Résultats de l’analyse du Conseil

  1. La demande satisfera généralement le premier critère si elle n’est pas manifestement frivole. Dans le cas présent, la demande de Vidéotron soulève la possibilité que les services fournis par Bell Mobilité en vertu d’un tarif approuvé et susceptible d’interprétation par le Conseil soient suspendus. Il s’agit donc là d’une question sérieuse à juger et le Conseil estime que la demande satisfait au premier critère de redressement provisoire.

La partie qui sollicite le redressement provisoire subira-t-elle un préjudice irréparable si le redressement n’est pas accordé?

Positions des parties

  1. Vidéotron a indiqué que la concrétisation de la menace de Bell causerait inévitablement un tort irréparable d’une part aux utilisateurs finals de Vidéotron, puisque ces derniers seront injustement privés d’un accès légitime au réseau mobile de Bell Mobilité en mode itinérance, et d’autre part à la réputation commerciale de Vidéotron en tant que fournisseur de services dans le marché compétitif des services sans fil au pays qui serait compromise, puisqu’elle sera dans l’impossibilité de desservir comme il se doit ses utilisateurs finals qui accèdent de manière temporaire au réseau mobile de Bell Mobilité.
  2. Bell est d’avis que l’argument avancé par Vidéotron à l’effet que ses utilisateurs finals pourraient être confrontés à des situations d’urgence sur le bord de la route et à d’autres situations d’urgence potentielles, est inexacte. Selon Bell, cette allégation ne tient pas compte du fait que le service 9-1-1 évolué (E9-1-1)Note de bas de page 1 offert aux utilisateurs finals serait toujours disponible à portée du réseau de Bell Mobilité, même si les services étaient suspendus ou interrompus.
  3. Bell argumente aussi que Vidéotron ne devrait pas être autorisée à profiter et à améliorer sa réputation dans les circonstances où elle-même ou ses utilisateurs finals abusent des services en les utilisant de façon non-accidentelle et permanente. Dans ce sens, selon Bell, tout préjudice allégué à Vidéotron serait causé non pas par le refus du Conseil d’accorder le redressement provisoire demandé, mais plutôt par le fait que Vidéotron organise ses activités sans fil d’une manière qui n’est pas entièrement conforme aux cadres réglementaires du Conseil et d’Innovation, Sciences et Développement économique Canada (ISDE).
  4. Enfin, Bell a mentionné qu’elle déposerait, dans le cadre de sa réponse à la demande de redressement final en date du 8 juillet 2019, une nouvelle liste d’utilisateurs finals qui sont présumés en situation d’itinérance permanente non-fortuite sur le réseau de Bell Mobilité, en application du test proposé par Vidéotron à cet effet dans le cadre de sa demandeNote de bas de page 2. Selon Bell, ces nouvelles données déclencheraient automatiquement l’application des droits de suspension ou de résiliation prévus à l’article tarifaire 100.19(a)(3), ce qui aurait pour effet de « réinitialiser » un délai de préavis de 30 jours. Vidéotron aurait alors jusqu’au 7 août 2019 pour valider ces données et confirmer qu’elle a pris les mesures appropriées pour suspendre les services pour ses utilisateurs finals qui ont abusé de leurs privilèges d’itinérance. Bell argumente que par conséquent, la demande de redressement provisoire n’est pas nécessaire puisqu’il ne lui serait donc pas possible, en vertu de son tarif, de suspendre ou de mettre fin au service d’itinérance avant le 7 août 2019, au plus tôt.
  5. En réplique, Vidéotron indique que l’argument de Bell quant aux situations d’urgence laisse sous-entendre que seuls les appels E9-1-1 sont urgents ou ont un impact sur la sécurité, ce qui est faux. Vidéotron maintient que la suspension des services aurait un impact important sur la sécurité publique.
  6. Vidéotron a fait valoir que depuis 2014 elle a investi des sommes et des ressources considérables dans une stratégie multidimensionnelle visant à renforcer sa réputation en matière de couverture géographique de réseau. Cette stratégie comprenait entre autres le déploiement de nouveaux sites sans fil, la signature de nouvelles ententes d’itinérance avec des partenaires comme Bell Mobilité et le lancement d’une campagne de marketing à grande visibilité axée explicitement sur les avantages d’une couverture en régions éloignées. Selon Vidéotron, une réduction soudaine et injustifiée de la couverture géographique de son réseau mobile porterait indubitablement et irréparablement atteinte à sa réputation auprès de ce segment de clientèle.

Résultats de l’analyse du Conseil

  1. En ce qui concerne le deuxième critère, le Conseil a affirmé que le seuil du préjudice irréparable est élevé (voir la lettre du Conseil datée du 15 décembre 2015 concernant une demande de redressement provisoire de la part de TekSavvy Solutions Inc.). Le caractère « irréparable » du préjudice doit être évalué en fonction de la nature du préjudice plutôt que de son ampleur. Le préjudice est plus susceptible d’être considéré comme irréparable s’il y a une perte non quantifiable ou une perte que le demandeur ne peut récupérer.
  2. Le Conseil estime que la suspension ou l’annulation des services alors que le Conseil continue d’étudier la demande de redressement définitif causerait un préjudice direct à Vidéotron, car ses abonnés pourraient perdre le service au Québec et dans certaines régions de l’Ontario.
  3. Vidéotron est un fournisseur de services de télécommunication établi, et en général l’utilisation quotidienne habituelle que font ses abonnés de leurs services sans fil mobiles devrait se limiter au territoire de desserte de la compagnie, ce qui ne serait pas touché par la suspension ou la résiliation de l’entente d’itinérance entre Vidéotron et Bell Mobilité. Toutefois, si les services étaient suspendus, ne serait-ce que de manière provisoire, les abonnés de Vidéotron n’auraient plus accès aux services lorsqu’ils sont à l’extérieur du territoire de desserte de Vidéotron, dans des régions où l’itinérance est assurée par Bell Mobilité. Pour Vidéotron, le préjudice serait considérable et irréparable, car bon nombre de ses clients pourraient décider de changer de fournisseur étant donné qu’ils n’auraient plus accès à une couverture à l’échelle nationale. Même si les services étaient par la suite rétablis par Bell Mobilité, cela pourrait remettre en question du point de vue des abonnés la fiabilité du service de téléphonie mobile offert par Vidéotron.
  4. Par conséquent, le Conseil est d’avis que Vidéotron subirait très vraisemblablement un préjudice irréparable si le redressement provisoire n’est pas accordé, et il estime que Vidéotron a satisfait au deuxième critère du jugement RJR-MacDonald. En outre, contrairement à ce que Bell a avancé, le Conseil est d’avis qu’il est bel et bien nécessaire de rendre une décision sur la demande de redressement provisoire afin d’assurer une plus grande certitude à l’égard de la fourniture des services en question.

Est-ce que la prépondérance des inconvénients penche en faveur de l’octroi du redressement demandé?

Positions des parties

  1. Vidéotron a soutenu que la prépondérance des inconvénients, compte tenu de l’intérêt public, penche en faveur de l’octroi de la demande de redressement provisoire. Vidéotron a indiqué qu’aucun incident n’est survenu depuis que les utilisateurs finals de Vidéotron ont accès au réseau de Bell Mobilité en mode itinérance, soit depuis le 11 mai 2015. De plus, Vidéotron argumente que le fait que Bell, avant sa lettre du 24 mai 2019, n’ait jamais fait part à Vidéotron de quelque préoccupation que ce soit concernant l’itinérance permanente, combinée à la nature improvisée de ses affirmations factuelles, laisse penser que la menace de Bell de suspendre l’accès de Vidéotron aux services n’est pas motivée par une préoccupation opérationnelle légitime, mais constitue plutôt un geste anticoncurrentiel destiné à affaiblir un concurrent. Enfin, Vidéotron affirme que Bell ne subira aucune perte, dommage ou tort, quels qu’ils soient, si la mesure de redressement provisoire est accordée par le Conseil.
  2. Bell est plutôt d’avis que, puisque le tarif de Bell Mobilité et les conditions imposées par ISDE sont valides jusqu’à preuve du contraire, la prépondérance des inconvénients, compte tenu de l’intérêt public, penche du côté d’une application stricte par le Conseil du tarif et des conditions imposées par ISDE plutôt que du côté de leur suspension.
  3. En réponse, Vidéotron note que l’analyse de Bell quant à l’intérêt public ne fait aucune référence au public en tant que tel. Pourtant, les premières victimes seraient les abonnés aux services mobiles de Vidéotron, qui dépendent d’un accès occasionnel à l’itinérance sur le réseau de Bell Mobilité.

Résultats de l’analyse du Conseil

  1. En ce qui concerne le troisième et dernier critère, le Conseil a conclu que Vidéotron subirait très vraisemblablement un préjudice irréparable à défaut du redressement provisoire. Ainsi, la présomption veut que la prépondérance des inconvénients penche en faveur du redressement provisoire et il faudrait des circonstances exceptionnelles pour réfuter la présomption. Le Conseil estime qu’il n’existe pas de telles circonstances dans le cas présent. D’ici à ce que le Conseil traite la question du redressement définitif, Bell Mobilité sera dédommagée par Vidéotron pour son utilisation du réseau de Bell Mobilité, au moyen des taux tarifés qui sont fondés sur les coûts.
  2. De plus, le Conseil estime que les arguments de Vidéotron relativement à l’intérêt public d’accorder le redressement provisoire sont davantage convaincants que ceux de Bell et font aussi pencher la balance des inconvénients en faveur de Vidéotron. En effet, même si l’accès au service E9-1-1 est maintenu, dans l’éventualité où les services étaient suspendus par Bell, bon nombre d’abonnés de Vidéotron voyageant dans des endroits non desservis par le réseau de Vidéotron se retrouveraient privés d’un service de téléphonie mobile duquel ils dépendent, y compris une vaste majorité d’abonnés pour qui il n’est pourtant nullement question d’usage illégitime, non-occasionnel et permanent des services. Par conséquent, le Conseil estime que la prépondérance des inconvénients penche en faveur du redressement provisoire, et que la demande satisfait au troisième critère du jugement RJR-MacDonald.

Conclusion

  1. Compte de tenu de ce qui précède, le Conseil approuve la demande de redressement provisoire de Vidéotron et ordonne à Bell de s’abstenir de suspendre les services tant et aussi longtemps que le Conseil ne se sera pas prononcé sur la demande de redressement définitif de Vidéotron.

Instructions

  1. Le 17 juin 2019 de nouvelles InstructionsNote de bas de page 3 ont été émises au Conseil par le gouverneur en conseil. Les nouvelles Instructions stipulent que dans l’exercice des pouvoirs et fonctions que lui confère la Loi sur les télécommunications (Loi), le Conseil devrait examiner comment ses décisions peuvent promouvoir la concurrence, l’abordabilité, les intérêts des consommateurs et l’innovation. Le Conseil devrait de plus démontrer comment ses décisions sont conformes avec les Instructions.
  2. Le Conseilestime que sa conclusion est conforme avec le décret pour les raisons qui suivent. Le Conseil estime que la conclusion contribuera à l’atteinte des objectifs de la politique énumérés aux alinéas 7a), 7b), 7f) et 7h)Note de bas de page 4 de la Loi. L’analyse du Conseil favorise la concurrence puisqu’une décision qui permettrait à Bell de suspendre les services avant que le Conseil ne se soit prononcé sur la demande de redressement définitif aurait de toute évidence un impact négatif sur Vidéotron, qui verrait la couverture géographique de son réseau mobile significativement réduite. Ceci placerait Vidéotron dans une position concurrentielle défavorable. Le Conseil estime de plus que sa conclusion protège les intérêts et les droits des consommateurs, qui se verraient privés d’un accès au réseau mobile de Bell Mobilité en mode itinérance. Considérant que le Conseil se prononcera de façon finale quant aux services, le Conseil est d’avis que provisoirement, les intérêts des consommateurs doivent primer sur la volonté de Bell de mettre en œuvre son tarif le plus rapidement possible.

Secrétaire général

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