Amalgame collectif : Bidouiller la politique de télécommunication au Canada
Auteur : Tara Mahoney
Université d’attache : School of Communication, Simon Fraser University
Niveau d’études : Candidate au doctorat (tout sauf la thèse de doctorat)
Introduction
Dans toutes les démocraties occidentales prévaut une crise de confiance de la population à l’égard des formes officielles de participation à la vie politique instaurées par les institutions. Dans les sociétés néolibérales, un des problèmes majeurs à la mobilisation du public est la tendance du pouvoir à s’éloigner du système politique officiel et à donner aux forces du marché une plus grande latitude pour affecter des ressources et définir le paysage socialNote de bas de page 1. Alors que les mécanismes du néolibéralisme comme la déréglementation, la privatisation, l’externalisation des services publics et la commercialisation des biens publics en sont venus à dominer l’élaboration de politiques, la délibération politique est souvent retirée du champ politique proprement dit pour s’intégrer à des espaces où des autorités non responsables peuvent influencer les décisions prises derrière des portes closes. Cette dépolitisation de l’élaboration des politiques amenuise le domaine de la délibération publique, érode la confiance du public et éloigne la population des processus démocratiques, alors que les citoyens ont l’impression de ne pas avoir de voix sur le plan de l’élaboration des politiquesNote de bas de page 2. Afin de comprendre les formes changeantes de mobilisation du public dans l’élaboration de politiques, nous devons d’abord comprendre que le désengagement politique n’est pas seulement un problème d’attitudes personnelles et de barrières sociales, mais un problème d’inégalité politique systémique qui entrave la capacité des gens ordinaires à participer efficacement à la prise de décisions qui affecte leur vie quotidienne. Tandis que la participation à la démocratie est présentée comme une idée à laquelle tout le monde dit souscrire, les moyens d’y arriver sont extrêmement limités et souvent sans substance réelle.
De ce contexte émergent, de nouvelles formes de politique participative qui ont recours aux technologies des communications et aux mouvements sociaux pour produire d’autres politiques axées sur les citoyens. OpenMedia, un organisme sans but lucratif de Vancouver, a adopté le « bidouillage politique »Note de bas de page 3 ces dernières années comme un moyen de percer les processus notoirement opaques de l’élaboration de politiques de télécommunication, en combinant la consultation numérique et la collaboration avec des spécialistes des politiques. Plusieurs campagnes menées par OpenMedia ont abouti à des rapports de recommandations politiques produits par externalisation ouverte, des observations et des interventions qui sont ensuite utilisés comme outils de mobilisation pour tenter de démocratiser les processus décisionnels au niveau fédéral. Ce chapitre explore le concept du bidouillage politique en ce qui concerne la pratique d’externalisation ouverte d’OpenMedia. En m’appuyant sur les travaux de RosanvallonNote de bas de page 4, je suis d’avis que le bidouillage politique constitue une forme précieuse de contre-démocratie en tirant avantage de la méfiance du public en vue d’encourager des formes de mobilisation du public plus participatives et solides. Cette étude de cas montre comment la contre-démocratie et la politique participative (ou contre-démocratie participative) constituent un standard essentiel à partir duquel nous pourrions mesurer les pratiques actuelles de mobilisation du public : le scepticisme envers les institutions politiques à diriger adéquatement les efforts de mobilisation du public peut accroître le pouvoir démocratique.
En tant que praticienne de la mobilisation du public travaillant à Vancouver, en Colombie-Britannique, j’ai œuvré au sein d’une écologie d’organismes voués à la défense et à la mobilisation du public, y compris OpenMedia. À plusieurs égards, mon accès en tant que chercheuse est devenu possible grâce aux autres rôles que j’occupe dans ma vie professionnelle, sociale et personnelle. Par conséquent, mon point de vue sur le travail d’OpenMedia est grandement modulé par ma position relativement à l’organisme et aux personnes qui ont un lien avec celui-ci. En dépit de ma partialité évidente, je pense que cette étude offre quand même des opinions éclairées sur la nature de la mobilisation du public pour les enjeux dans le domaine des télécommunications au Canada.
Néolibéralisme, politique participative et contre-démocratie
Néolibéralisme
Il existe de nombreuses façons d’interpréter le néolibéralisme et son fonctionnement. En apparence, le néolibéralisme est [traduction] « l’idéologie du libre marché fondée sur la liberté individuelle et sur la limitation des pouvoirs de l’État qui relie la liberté humaine aux actions de l’acteur rationnel qui recherche son intérêt personnel dans un marché concurrentiel »Note de bas de page 5. Le néolibéralisme a commencé à prendre une grande place au cours des années 1970 en réponse à la montée de l’inflation et à la récession économique. En tant que contre-rationalité de l’État providence, le néolibéralisme a mis au premier plan les principes de concurrence, d’efficacité, de productivité, de rentabilité et d’autonomie individuelle. En effet, l’objectif des premiers néolibéraux était de démanteler l’État providence de l’après-guerre dans lequel l’État jouait un rôle essentiel dans la protection et la promotion du bien-être social et économique de ses citoyensNote de bas de page 6. Dans cette optique, le marché est conçu comme une question de choix « libre » par des agents « autonomes » faisant un calcul rationnel qui cherchent simplement le meilleur moyen de satisfaire leurs objectifs individuels, tandis que les actions de l’État et de ses organismes sont considérées comme une imposition du pouvoir sur le libre choixNote de bas de page 7.
Contrairement à ceux qui considèrent le néolibéralisme comme un vecteur de liberté et de choix individuels, David Harvey considère le néolibéralisme comme un projet politique mené par la classe capitaliste corporatiste qui se sentait menacée politiquement et économiquement par les mouvements sociaux anti-entreprises et les initiatives de réforme qui sont apparus vers la fin des années 1960 et qui se sont poursuivis dans les années 1970. En prenant comme exemple les États-Unis, M. Harvey renvoie aux organismes de réglementation tels que l’Environmental Protection Agency, l’Occupational Safety and Health Administration, les groupes de protection des consommateurs et d’autres initiatives étatistes qui se sont efforcés à responsabiliser les citoyens, les syndicats et le secteur public. M. Harvey affirme que la [traduction] « classe dirigeante a reconnu qu’il lui fallait lutter contre un certain nombre à bien des égards : le plan idéologique, le plan politique et surtout la lutte pour réduire la puissance de la classe ouvrière par tous les moyens possibles. Il en est résulté un projet politique que je qualifierais de néolibéralisme »Note de bas de page 8. En d’autres termes, en luttant contre l’intervention de l’État et en faisant pression pour la privatisation des services publics, le secteur des entreprises a eu recours à ses pouvoirs pour lutter contre l’État redistributeur afin d’exercer son propre leadership sur l’économie et la société en général.
Au Canada, le néolibéralisme a été officiellement légitimé en 1985 avec la publication du rapport de la Commission royale MacDonald, qui visait à développer un nouveau modèle d’économie politique au paysNote de bas de page 9. Parmi les recommandations de la Commission figuraient le libre-échange avec les États-Unis, la privatisation des sociétés d’État, la réduction des interventions sur les marchés et la création d’un État providence plus ciblé et fondé sur des stimulants pécuniaires. Comme l’a fait remarquer Bradford, le message du rapport sur la néolibéralisation était clair : [traduction] « La libéralisation des marchés, l’adaptation sociale et la limitation des pouvoirs de l’État constituaient les bases de la philosophie publique de la Commission MacDonald »Note de bas de page 10. Parallèlement à la victoire électorale des conservateurs de Brian Mulroney en 1984, la Commission MacDonald a marqué le début de la transformation officielle de l’État providence en un État néolibéral au Canada. Cette transformation d’État providence en État néolibéral servirait à la fois les intérêts matériels de la classe capitaliste canadienne et ses ambitions politiques de remodeler le Canada pour qu’il soit explicitement favorable au marché.
Alors que le néolibéralisme a pour objectif de reconsolider les intérêts de classe au moyen de la restructuration de l’État, il fournit du même coup une critique de la démocratie. Les néolibéraux craignent qu’un excès de la démocratie puisse entraîner un trop grand nombre de demandes collectives qui contribuent davantage à l’inefficacité et à des dépenses encore plus élevées. La démocratie serait donc beaucoup plus efficace si les biens sociaux opéraient selon les principes de la consommation et du marché libre plutôt que par une intervention économique dirigée par l’ÉtatNote de bas de page 11. Le capitalisme est alors vu comme une liberté démocratique grâce à la protection des droits individuels et de la propriété par opposition à la démocratie en tant que norme collective. Thomas Frank qualifie ce point de vue de « populisme de marché », à savoir que le marché libre est un moyen plus démocratique d’exprimer la volonté populaire; bien davantage que la politique organiséeNote de bas de page 12. Par conséquent, les marchés étant considérés comme étant efficaces en ce qui concerne la répartition des ressources, ils constituaient une solution intéressante aux inefficacités de la bureaucratie gouvernementale.
Colin CrouchNote de bas de page 13, décrivant les répercussions néfastes du néolibéralisme, affirme avoir transformé les systèmes démocratiques en « post-démocraties » grâce à quatre étapes clés : 1) Les institutions démocratiques perdent leur influence sur la prise de décision politique car elles sont de plus en plus dominées par un petit nombre d’élites (essentiellement des milieux économiques); 2) Une « dégénérescence des partis politiques » transforme les partis politiques en « un simple appareil démagogique[i] » qui ne peuvent pas mettre en place de plateformes significatives et qui sont principalement dirigés par des renseignements issus des sondages d’opinion; 3) Les sociétés médiatiques deviennent les victimes de la marchéisation et mettent l’accent sur le profit plutôt que sur l’éducation politique, ce qui mène à la marchandisation des processus politiques; la passivité des citoyens se manifeste en raison d’un désenchantement général par rapport à la participation politique formelleNote de bas de page 14. McBride et WhitesideNote de bas de page 15 soutiennent que les sociétés néolibérales sont au cœur d’un « malaise démocratique » causé par des inégalités économiques et sociales croissantes, associées à un manque de possibilités de participation du public à la prise de décision. En prenant le contexte canadien comme modèle, les auteurs soutiennent que la montée du cynisme et l’augmentation de la méfiance ont peu à peu remplacé l’engagement politique et la conscience civique. Ils affirment que cette érosion de la confiance dans le gouvernement causée par l’impuissance ressentie par la population à l’égard des élites dirigeantes peut favoriser la montée de comportements destructeurs pour la cohésion sociale et exacerber l’exclusion de groupes déjà marginalisés et de groupes privés du droit de vote.
Politique participative
Le néolibéralisme ayant miné l’efficacité des modes d’engagement politique traditionnels et institutionnels, les citoyens et le public ont été contraints de trouver de nouveaux moyens d’exprimer leurs opinions et de façonner les conditions qui ont une incidence sur leurs vies et leurs collectivitésNote de bas de page 16. On a décrit ces nouveaux modes de participation politique par la notion de politique participative – une notion qui émerge de la culture participative et décrit une vaste gamme de pratiques culturelles que des particuliers et des groupes exécutent à l’ère numérique pour s’exprimer politiquementNote de bas de page 17. Les possibilités offertes par les médias numériques ont permis aux nouveaux acteurs d’avancer plus rapidement et avec une portée plus étendue que les approches antérieures à l’avènement du numérique et d’optimiser les capacités de communication pour créer de nouvelles formes d’influence. Ces modes informels et non gouvernementaux de participation démocratique peuvent cibler les entreprises, les particuliers et les gouvernements et font souvent appel aux pratiques culturelles et aux technologies de communication pour diffuser des messages politiques, mais également pour promouvoir les cultures politiques et organiser les collectivités. Des concepts adjacents tels que « mouvements sociaux en réseau »Note de bas de page 18, « médias citoyens »Note de bas de page 19, « intervention connectée »Note de bas de page 20, « cyberassociations politiques natives »Note de bas de page 21, « organisation transmédiatique »Note de bas de page 22 et « citoyenneté autoassignée »Note de bas de page 23 ont tous été utilisés pour décrire ces nouveaux modes participatifs de politique médiatisée. Le recherchiste en communication, Lance Bennett, affirme que les politiques participatives ont émergé parallèlement aux normes en évolution et aux valeurs associées à la citoyenneté. Selon lui, les générations plus jeunes s’éloignent du modèle institutionnel de « citoyen conscient de ses devoirs » pour se tourner vers le modèle de « citoyen accompli » dans lequel la politique est comprise comme un ensemble plus large de préoccupations, allant des politiques identitaristes à la mobilisation populaire, et est souvent motivée par un sentiment de besoins individuels et d’expression personnelle plutôt que par une obligation à l’égard du gouvernementNote de bas de page 24.
Qui plus est, les pratiques politiques participatives expriment souvent le désir d’une société plus démocratique et ne sont pas guidées par une déférence envers les élites ou les institutions officielles. Ce faisant, la politique participative met en lumière la démocratie participative (un modèle de démocratie qui met l’accent sur la participation de nombreux citoyens à la gouvernance et aux décisions de politique), plutôt qu’une démocratie représentative (un modèle de démocratie dans lequel les citoyens votent pour que les représentants du gouvernement prennent en charge la législation et dirigent le pays en leur nom). Cependant, si l’un des objectifs centraux de la politique participative est d’ébranler l’idée d’institutions politiques élitistes en tant que promotrices des enjeux publics, il est important de souligner que les modèles participatifs et représentatifs ne sont pas simplement des binaires, juxtaposés entre eux et diamétralement opposés. Plutôt, de nombreuses formes de politique participative positionnent les modèles participatifs et représentatifs comme mutuellement constitutifs, pour autant qu’ils conjuguent leurs efforts afin d’améliorer la qualité du processus décisionnel. Par conséquent, la politique participative est une approche de la participation politique qui, lorsqu’elle est conjuguée aux pratiques de contre-démocratie, permet de remédier à certaines des façons dont le néolibéralisme sape la démocratie et crée une inégalité démocratique.
Contre-démocratie
Le terme contre-démocratie désigne le phénomène dans lequel la méfiance à l’égard du pouvoir est exprimée et organisée au sein des démocraties. Le concept a été développé par Pierre Rosanvallon afin de décrire l’évolution de la participation démocratique (et à certains égards, son amélioration), sans pour autant donner lieu à une compétition électorale entre les partis politiques ni à la formation de gouvernements par les gagnants. Il relate les manifestations de la contre-démocratie remontant à la Grèce antique, mais soutient que c’est l’érosion actuelle de la confiance de la population dans la politique qui rend pressant le besoin d’une contre-démocratie.
Par contre-démocratie, j’entends non pas le contraire de la démocratie, mais une forme de démocratie qui renforce la démocratie électorale courante en tant que sorte de contrefort, une démocratie de pouvoirs indirects disséminés dans toute la société, autrement dit, une démocratie durable de méfiance, qui complète la démocratie épisodique du système habituel de représentants électoraux. Ainsi, la contre-démocratie fait partie d’un système plus vaste qui comprend également des institutions démocratiques légales. Elle s’efforce d’être complémentaire à ces institutions et élargit leur influence, de sorte à les consoliderNote de bas de page 25.
Rosanvallon considère la méfiance à l’égard du pouvoir comme une dimension essentielle de la démocratie. Sa question fondamentale est de savoir comment organiser la méfiance de manière à exploiter son potentiel démocratique. Rosanvallon affirme que la crise actuelle dans les démocraties occidentales est le résultat de la complexité des démocraties contemporaines qui a rendu la prise de décision politique à la fois ni visible et ni compréhensible pour les citoyens. Il forge l’expression « démocratie apolitique » pour décrire une situation dans laquelle les actions des institutions démocratiques formelles ne peuvent pas être attribuées à des problèmes communs, des récits et des règles, de sorte que le peuple puisse être considéré comme se gouvernant lui-mêmeNote de bas de page 26. Dans ce contexte, la contre-démocratie n’essaye pas d’éviter la politique de la méfiance, mais plutôt d’organiser la méfiance en tant que force positive pour lutter contre le cynisme et améliorer les formes existantes institutionnalisées de participation politique. Au Canada, la contre-démocratie a émergé comme une constance dans le mouvement de souveraineté autochtone, qui associe la méfiance à l’égard des décisions du gouvernement avec une action directe et l’utilisation stratégique des précédents juridiques pour exiger l’exécution d’obligations découlant de traités et une reconnaissance plus forte des droits fonciers autochtones. Cette forme de contre-démocratie a été remarquablement efficace en permettant aux personnes privées du droit de vote de forcer les démocraties coloniales puissantes à considérer leurs revendications et de donner ainsi une nouvelle tribune à la politique postcolonialeNote de bas de page 27.
Rosanvallon fait valoir que nous devons trouver des moyens d’intégrer la contre-démocratie au sein des lieux et institutions efficaces, dont les formes existent déjà dans la presse, l’opposition institutionnalisée, les organisations non gouvernementales, les processus de consultation du gouvernement, etc. C’est là que le concept de contre-démocratie s’accorde avec la politique participative. La contre-démocratie nous aide à établir comment les politiques participatives peuvent être efficacement adressées pour soutenir la participation qui s’appuie sur la gouvernance dotée de pouvoirs démocratiques, notamment parce que ces pouvoirs se prémunissent contre la cooptation, la simple participation manifeste et la participation sans pouvoirNote de bas de page 28. En d’autres termes, conçues dans le cadre de la contre-démocratie, les politiques participatives exploitent souvent la méfiance pour rendre la prise de décision politique plus visible, sinon plus pluraliste, et différenciée en fonction de la question à traiter. Avant de discuter de la façon dont OpenMedia a tiré parti de la contre-démocratie, il est important de passer en revue les pratiques passées de la participation du public à la politique des télécommunications.
Mobilisation publique et politique de télécommunication au Canada
Au Canada, l’élaboration des politiques de communication est du ressort du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) et d’Innovation, Sciences et Développement économique Canada (anciennement Industrie Canada, renommé en 2015). Le CRTC est un organisme public indépendant créé en 1968 pour réglementer les entreprises qui utilisent les fréquences radio pour fournir des services de télévision, de transmission de données et de téléphonie aux Canadiens conformément aux objectifs énoncés dans la Loi sur la radiodiffusion (1991) et la Loi sur les télécommunications (1993). Avant d’être renommé, Industrie Canada était un ministère fédéral responsable de la mise en place d’une infrastructure de télécommunication numérique nationale par la gestion des fréquences du spectre pour les services sans fil, du droit d’auteur et d’autres problèmes liés à la gouvernance de l’InternetNote de bas de page 29. Le CRTC est considéré comme une institution essentielle permettant une participation plus grande du public à la politique canadienne de télécommunicationNote de bas de page 30. Le CRTC a, à certains égards, institutionnalisé la mobilisation du public en organisant des audiences publiques, des tables rondes et des forums de discussion informels en ligne sur des questions relatives à la politique de communicationNote de bas de page 31. Cependant, le CRTC et Industrie Canada ont également été critiqués pour avoir réellement écarté le public des grandes décisions de politique en matière de développement et de déploiement technologiquesNote de bas de page 32.
En ce qui concerne le CRTC, plusieurs chercheurs ont soutenu que la structure de leurs processus de réglementation créait des obstacles importants à la participationNote de bas de page 33. Par exemple, participer aux processus réglementaires est coûteux et nécessite des ressources considérables en matière de temps, d’argent et de connaissances. Les instances ont généralement lieu à Ottawa et, bien que, dans certains cas, le Conseil rembourse les dépenses des intervenants, les personnes ou les organisations qui souhaitent comparaître à une instance doivent le faire à leurs frais. De plus, suivre le programme réglementaire du CRTC, naviguer dans le système de soumission en ligne bureaucratique pour les interventions et entreprendre les recherches nécessaires pour comprendre les éventuels impacts sociaux, politiques et économiques des questions qui y sont traitées est très difficile et prend beaucoup de temps. Sans pouvoir consacrer beaucoup de temps à la recherche ou aux avantages d’un personnel rémunéré, la participation aux instances est une chose que très peu de gens peuvent se permettre, à part les grandes sociétés de médiasNote de bas de page 34. Comme le fait remarquer Leslie Regan Shade, recherchiste en communication, le [traduction] « soutien infrastructurel du gouvernement du Canda au renforcement des capacités [parmi les groupes de défense des droits] a été négligeable »Note de bas de page 35. De plus, l’esthétique procédurale des audiences, avec les commissaires devant la salle sur une plateforme surélevée interrogeant le présentateur, crée une atmosphère intimidante, semblable à celle d’un tribunal – qui n’est pas une scène accueillante pour le Canadien moyenNote de bas de page 36.
Dans le contexte d’Industrie Canada, les processus décisionnels sont en grande partie « secrets ». La majorité des pouvoirs sont conférés au ministre de l’Industrie, ce qui tend à empêcher le public de participer réellement aux décisions réglementaires. Par conséquent, dans les domaines où Industrie Canada est l’organisme de réglementation dominant, les chercheurs ont décrit l’élaboration des politiques comme un processus opaque caractérisé par un « déficit marqué en matière de défense des intérêts [de l’intérêt public] »Note de bas de page 37. Selon Darin Barney, chercheur dans le domaine des communications, depuis l’émergence des technologies de l’information et des communications (TIC) dans les années 1990, l’élaboration des politiques de télécommunication au Canada est caractérisée par [traduction] « une troncature des possibilités de participation… et une tendance constante à répondre plus facilement et de manière décisive aux intérêts des principaux acteurs commerciaux et industriels qu’à ceux des défenseurs de l’intérêt public et de leurs mandants »Note de bas de page 38. Les politiques relatives aux TIC, en particulier, visaient principalement à créer un climat propice à l’innovation technologique, aux investissements de capitaux et à la croissance économique plutôt qu’à offrir un lieu propice à une participation démocratique efficace. M. Barney montre comment la composition d’organismes de consultation tels que le Réseau canadien pour l’avancement de la recherche, de l’industrie et de l’enseignement (CANARIE), le Comité consultatif sur l’autoroute de l’information (CCAI) et le Groupe de travail national sur les services à large bande (GTNSLB) a fait voir [traduction] « une surreprésentation constante d’acteurs privés puissants ayant des intérêts particuliers dans ce domaine politique et une représentation symbolique de groupes d’intérêt public et d’autres groupes constitutifs »Note de bas de page 39. Cette surreprésentation des intérêts de l’industrie et la sous-représentation des intérêts publics ont été accusées de la concentration croissante de la propriété des médias au Canada, qui est devenue l’une des plus élevées au mondeNote de bas de page 40. En raison de la déréglementation des secteurs sans fil mobiles et d’Internet, le marché canadien est maintenant dominé par les « cinq grands » – Bell, Rogers, TELUS, Shaw et Québecor, qui représentent près des trois quarts (72,1 %) de tous les revenus des industries canadiennes des télécommunications, des médias et de l’InternetNote de bas de page 41.
Dans un entretien avec un expert en politique de télécommunication, il a raconté une histoire illustrant la relation étroite qui existe entre l’industrie et le CRTC :
[traduction]… j’ai été invité, une année, à un sommet, sur invitation, des télécommunications, qui existait à l’époque de Konrad von Finckenstein (président du CRTC de 2007-2012). Cet événement a eu lieu lors d’une retraite fermée à l’extérieur de Toronto à laquelle ont pris part quarante représentants de l’industrie, les organismes de réglementation du CRTC et quelques autres représentants sélectionnés. Une occasion officieuse de s’exprimer sur « la règle de Chatham House ». Il n’y avait pratiquement aucune représentation des intérêts du public et certainement pas du public... la partie dont je me souviens le plus était l’entrée dans une salle de jeu. Se trouvaient un conseiller du CRTC et un avocat général de l’une des sociétés de télécommunications qui jouaient au billard, et je me disais [traduction] « pardi!, toutes les craintes et préoccupations à propos de la façon dont ces choses fonctionnent vraiment, réunies au même endroit. »
Par conséquent, outre les obstacles concrets à la mobilisation, des obstacles idéologiques à la participation se sont dressés au cours des dernières décennies, un programme néolibéral en est venu à désormais dominer l’élaboration des politiques de télécommunication au Canada. Comme le fait valoir Vanda Rideout, chercheuse en politiques, en l’absence d’un intérêt public clairement défini, les organismes de réglementation fédéraux ont eu tendance à associer intérêt public et intérêt économique, dans lequel les consommateurs ont tendance à se substituer aux citoyensNote de bas de page 42. Ce passage de citoyen à consommateur a également été exacerbé par le fait que les nouvelles technologies sont définies comme des technologies de médias personnels, encourageant de ce fait l’individualisme dans les pratiques et les idéologies politiques. Par conséquent, les préoccupations collectives à l’égard de la responsabilité sociale et du service public ont souvent été dépassées par les cadres économiques individualisés de la protection des consommateursNote de bas de page 43.
Les chercheurs dans le domaine de la communication Robert Hackett et William K. Carroll affirment que la propriété et la concentration des médias privés découlant de la plateforme déréglementée du néolibéralisme ont un effet déplorable non seulement sur la politique de communication mais également sur la démocratie. Ils mettent en avant les principales tendances décrivant le lien inextricable entre la politique de communication et la participation démocratique. Par exemple, l’exacerbation du « fossé numérique » limite l’accès aux services et à l’information des médias (qui permettent une pleine participation politique et économique) aux personnes qui en ont les moyens; l’opacité sociale met en péril les biens communs du savoir; et l’érosion des droits à la vie privée et à la liberté d’expression permet aux gouvernements et aux entreprises de prôner une surveillance croissante, une censure et parfois une répression directe du contenuNote de bas de page 44. En effet, les demandes d’élaboration de politiques en matière de communication démocratique sont intimement liées aux exigences d’une société plus démocratique. Par conséquent, les mouvements de réforme des médias, tels que ceux dirigés par OpenMedia, réagissent non seulement à la concentration du pouvoir des médias et aux luttes pour le droit à la communication, ils s’intègrent également dans un cadre élargi du défi des inégalités sociales, politiques et économiques. Alors que le paysage médiatique change pour laisser plus de place aux activités en ligne et que les utilisateurs accèdent de plus en plus à Internet comme source principale d’information, la politique de télécommunication est un lieu de lutte pour l’avenir des médias et pour l’avenir de la démocratieNote de bas de page 45.
Cas : OpenMedia
C’est dans le contexte de l’intensification de la néolibéralisation qu’OpenMedia est devenue en 2008 un organisme de défense des intérêts axée sur le numérique qui privilégie la mobilisation de masse du public en ce qui concerne les questions de la réforme des médias. À l’origine, OpenMedia portait le nom de Canadians for Democratic Media (CDM), qui était une coalition informelle d’universitaires, d’organismes d’intérêt public et de groupes syndicaux déterminés à renforcer la voix de l’intérêt public dans les politiques de communication. CDM (et plus tard OpenMedia) est le fruit d’une longue tradition de mobilisation des citoyens dans les médias et la politique de communication au Canada, qui a pris naissance au début du XXe siècle, lorsque Graham Spry et la Canadian Radio League encourageaient de plus en plus la propriété publique et atténuer les conséquences des forces du marché sur le coût et la nature des services et des produitsNote de bas de page 46.
En 2010, CDM a été rebaptisé OpenMedia afin de tenir compte de sa plus grande concentration sur les questions relatives à Internet telles que la neutralité du Net, les accords commerciaux, le droit d’auteur et la propriété intellectuelle, les enchères sur les fréquences et la surveillance sur Internet. Pour la politique intérieure, les campagnes d’OpenMedia ont ciblé divers organes de décision au sein du gouvernement fédéral, notamment Industrie Canada, Patrimoine canadien, Sécurité publique Canada et le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC). L’un des efforts les plus fructueux d’OpenMedia en matière de mobilisation de masse du public a été la campagne « Stop The Meter », qui a fait appel aux médias sociaux, aux blogues, aux vidéos, aux médias et des coalitions des parties prenantes pour intervenir dans une décision du CRTC autorisant les fournisseurs de services Internet de gros à imposer la « facturation fondée sur l’utilisation » (paiement par octet) auprès de fournisseurs de services Internet indépendants et, par conséquent, de nombreux utilisateurs Internet canadiens. La pétition en ligne a permis de recueillir plus de 300 000 signatures et inondé les bureaux du CRTC de plus de 100 000 commentaires, ce qui correspond à un niveau sans précédent de mobilisation du public dans le secteur des télécommunicationsNote de bas de page 47. Plusieurs chercheurs ont laissé entendre que cette pression avait amené le CRTC à modifier sa décision afin de mieux prendre en compte l’intérêt publicNote de bas de page 48. Un représentant de Bibliothèque et Archives Canada a qualifié la campagne de [traduction] « mouvement le plus important en ligne de l’histoire du Canada »Note de bas de page 49. Depuis la campagne « Stop the Meter », plusieurs des campagnes de pétitions d’OpenMedia ont recueilli plus de 100 000 signatures. Elles sont désormais régulièrement consultées par les organismes de réglementation, les décideurs et les médias, ce qui a amené certaines personnes à affirmer que l’organisme avait établi une nouvelle référence pour la mobilisation en ligne au CanadaNote de bas de page 50.
Méthodologie
La collecte de données qui sert de base à mon analyse a été réalisée à partir d’entretiens avec six membres du personnel d’OpenMedia, anciens et actuels, un expert en politique canadienne de télécommunication, les rapports de politique produits par externalisation ouverte d’OpenMedia et les reportages associés aux campagnes de l’organisme et aux efforts d’externalisation ouverte. L’échantillon de sept entretiens a été mené sur une période de deux mois (août à septembre 2017) et visait à comprendre les processus de bidouillage politique d’OpenMedia et l’idéologie guidant son travail de mobilisation du public. L’analyse que je rapporte ici se limite à deux campagnes par externalisation ouverte (Time For an Upgrade and Our Privacy Plan), qui étaient sans doute l’effort le plus en vue parmi les efforts d’externalisation ouverte d’OpenMedia. Je n’ai pas examiné toutes les campagnes d’OpenMedia dans lesquelles on a eu recours à l’externalisation ouverte ni les effets de la participation sur ceux qui ont pris part à ces campagnes. L’objectif principal de la collecte de ces données est de démontrer que l’approche d’OpenMedia en matière de mobilisation du public constitue un moyen convaincant de réfléchir aux différentes nouvelles façons dont la délibération peut être utilisée pour influer sur les politiques publiques à l’ère du néolibéralisme. Nous espérons que cette analyse servira d’analyse instructive sur la façon dont les formes de mobilisation non conventionnelles sont utilisées en tant que forme de contre-démocratie pour intervenir dans le discours politique.
OpenMedia a formulé cinq recommandations stratégiques produites par externalisation ouverte, chacune abordant une question clé en matière de politique de communication, notamment :
- Le plan de protection de la vie privée au Canada (surveillance du gouvernement)
- Time for an Upgrade (spectre pour les services sans fil)
- Casting an Open Net (neutralité du Net)
- Our Digital Future (droit d’auteur)
- Reimagine CBC (médias publics)
L’externalisation ouverte est un processus de mobilisation des médias, centrée sur l’idée que la connaissance est meilleure quand elle consiste en une contribution d’une population répartie. Un processus d’externalisation ouverte se manifeste souvent par un appel général à participer à une tâche en ligne en partageant une opinion, en transmettant des renseignements, des connaissances ou des talentsNote de bas de page 51. Au cours de la dernière décennie, l’amélioration des technologies de communication a permis à l’externalisation d’agir comme forme de recours à l’intelligence collective dans les processus de mobilisation du public, allant de la planification urbaineNote de bas de page 52, du journalisme de source ouverteNote de bas de page 53 et, plus récemment, à l’élaboration de politiques publiquesNote de bas de page 54.
Le processus d’OpenMedia pour la production de rapports de recommandations politiques produits par externalisation ouverte est progressif et peut durer de six à dix-huit mois. Il peut s’agir d’une certaine combinaison de consultations ciblées en personne avec des groupes d’acteurs concernés en particulier, des actions en ligne à grande échelle (dans lesquelles les participants peuvent exprimer leur soutien à une idée ou à un principe précis ou réaliser des contenus médiatiques à l’appui d’une idée), d’un sondage interactif « glisser-déposer » (où les participants répondent aux questions sur leur perception de la politique) et « réunions sur Internet » où les participants peuvent soumettre des questions et des commentaires concernant la politique et discuter de la politique avec le personnel d’OpenMedia et des experts en politiques.
Une fois que des données importantes ont été recueillies, le personnel d’OpenMedia collabore avec des experts en politiques, des chercheurs et des professionnels du domaine juridique afin de définir les thèmes et les principales préoccupations ressortant des données de la consultation. Lors d’un entretien avec l’auteur, un défenseur principal d’OpenMedia a fait remarquer lorsqu’il décrivait les rapports de recommandations politiques produits par externalisation ouverte : [traduction] « Nous n’élaborons pas nous-mêmes une politique. Premièrement, nous cherchons ce que la communauté pense et veut à un niveau élevé. Ensuite, nous collaborons avec des experts en politiques pour étoffer les souhaits de haut niveau en un ensemble formel de recommandations... sous la forme d’un rapport produit par extension ouverte ou d’une présentation officielle au gouvernement. »
Ce commentaire tient compte de la façon dont le modèle produit par extension ouverte d’OpenMedia fonctionne en tant que processus de traduction bidirectionnelle entre le public et les institutions politiques. La première traduction passe du langage politique au langage clair, sans jargon, afin que le public puisse comprendre ce qui est décidé. La deuxième traduction passe du langage courant au langage politique afin que la recommandation puisse être présentée de façon convaincante à l’institution et peser dans les processus officiels. Comme l’a souligné un cadre supérieur, [traduction] « l’astuce consiste à travailler avec des experts sur le terrain pour énoncer (en termes simples) les grands problèmes, puis pour trouver le moyen de traduire ce que les citoyens ordinaires veulent en demandes de politique particulières au niveau institutionnel ».
Exemple 1 : Time for an Upgrade
Le premier exemple prend en compte le rapport Time for an Upgrade. Le processus de mobilisation a débuté en janvier 2012 lorsque OpenMedia a lancé la campagne « Stop the Squeeze » pour empêcher les « trois grands » fournisseurs de téléphonie mobile (Bell, Rogers et TELUS) d’empêcher des concurrents indépendants d’acquérir le spectre des services sans fil. OpenMedia a fait valoir que parce que les trois grands fournisseurs contrôlent la grande majorité du marché des services sans fil, bloquer des fournisseurs indépendants des enchères de spectres de services sans fil donnerait lieu à des contrats à plus long terme, un mauvais service à la clientèle et de nouveaux frais. Cela s’est produit à un moment où les Canadiens payaient déjà leurs services sans fil à des prix parmi les plus élevés du monde industrialiséNote de bas de page 55.
La campagne a incité la participation du public en fournissant aux partisans des médias numériques – pétitions, vidéos, affiches et images virales – pour faire pression sur l’ancien premier ministre Stephen Harper et l’ancien ministre de l’Industrie, Christian Paradis, afin qu’ils interviennent. Plus de 65 000 Canadiens ont signé la pétition « Stop the Squeeze » et, en octobre 2012, le CRTC avait annoncé une instance publique sur les règles nationales relatives aux services sans fil. Après l’annonce du CRTC, OpenMedia a transformé « l’avis de consultation » officiel de 13 pages du CRTC en un outil numérique permettant aux Canadiens d’échanger leurs « histoires d’horreur » sur les prix élevés des services sans fils et du piètre serviceNote de bas de page 56, le CRTC a reçu plus de 3 000 mémoires, dont certains constitués de plusieurs pages détaillant le traitement répréhensible des clients par les « trois grands »Note de bas de page 57 (voir les figures 1 et 2).
Les témoignages ont constitué la base de la présentation faite par OpenMedia au CRTC lors d’une audience publique en février 2013, et le principal responsable de la campagne d’OpenMedia a gazouillé en direct les mises à jour de l’audience. Les histoires d’horreur reçues ont ensuite été associées aux conseils d’experts afin de créer un rapport produit par externalisation ouverte illustrant la volonté des participants de voir le marché sans fil réforméNote de bas de page 58. En juin 2013, le CRTC a annoncé l’adoption d’un nouveau « Code de conduite » qui, malgré ses lacunes, répondait aux plaintes soulevées au cours de la campagne, notamment la limite des tarifs d’utilisation de données en itinérance, la réduction de la durée des contrats et la possibilité de changer de fournisseurNote de bas de page 59.
Exemple 2 : Le plan de protection de la vie privée au Canada
Le deuxième exemple concerne la lutte menée pour faire échec à deux tentatives du gouvernement fédéral canadien d’accroître ses capacités de cybersurveillance : les projets de loi C-30 et C-51. Le projet de loi C-30 (communément appelé le projet de loi sur l’accès licite) visait à étendre les capacités de recherche et de saisie, d’interception, de surveillance, de collecte et de déchiffrement des organismes canadiens d’application de la loi. Le principal objectif était de supprimer les obstacles juridiques et techniques empêchant un accès transparent aux informations détenues dans des comptes privés en ligne et mobilesNote de bas de page 60. OpenMedia a joué un rôle de premier plan dans le tollé général contre le projet de loi C-30, qui a rassemblé de nombreuses organisations de la société civile et des milliers de personnes dans le cadre de la campagne « Stop Online Spying ». Obar et Shade, qui ont étudié cette campagne « Stop Online Spying », décrivent comment la campagne a créé une forme de « Cinquième pouvoir avec la communication numérique » qui revigore le débat en permettant au public d’agir comme organe de contrôle de la responsabilité gouvernementale en faisant appel au pouvoir de la communication des pétitions en ligne, des lettres ouvertes numériques, des réunions sur Internet, des films, des vidéos réalisées par des bénévoles et de puissantes campagnes de mots-clés. Comme les auteurs le soutiennent, ces efforts ont débordé du cadre des mécanismes de participation civique traditionnels et ont misé à fond sur trois stratégies clés consistant à (1) créer une communauté en ligne d’individus en réseau; (2) façonner des plateformes numériques préexistantes pour permettre au public de contribuer à un contenu ciblé généré par l’utilisateur; et (3) développer un contenu ciblé à diffuser et à distribuer. En raison de plusieurs mois de pressions croissantes exercées par le public, le gouvernement a finalement annulé le projet de loi 30, et le ministre de la Justice, Rob Nicholson, a déclaré : « Les Canadiens nous ont fait part très clairement de leurs préoccupations à ce sujet et nous en avons tenu compte »Note de bas de page 61. Cependant, comme le signalent Obar et Shade, cela n’est pas le fruit de consultations du gouvernement, car aucune audience publique, aucun appel officiel à des observations du public et aucun rapport de députés n’a eu lieu ou n’a été produit. Bien que les méthodes traditionnelles de consultation publique n’aient pas été poursuivies, un message clair de dissidence publique a été diffusé en s’appuyant sur les pratiques des médias sociaux et numériquesNote de bas de page 62.
Après l’échec du projet de loi 30, le gouvernement conservateur a présenté le projet de loi C-51 en 2015, qui étend les mesures proposées dans le projet de loi 30 et donne aux institutions gouvernementales des pouvoirs sans précédent pour surveiller et les Canadiens et établir leur profil par Internet. Encore une fois, le projet de loi C-51 a suscité une opposition généralisée avec une pétition de plus de 300 000 signatures et plus de 50 manifestations organisées dans des villes canadiennesNote de bas de page 63. À la suite de ces mesures et d’autres mesures, le projet de loi C-51 est devenu un élément central de l’élection fédérale de 2015, les Libéraux faisant campagne en promettant de réformer le projet de loi C-51 s’ils étaient élusNote de bas de page 64.
Avant les élections, OpenMedia avait élaboré Le plan de protection de la vie privée au Canada – un plan stratégique complet découlant des commentaires et des réponses aux sondages de plus de 125 000 Canadiens (voir la figure 3) qui ont répondu à des questions telles que : Qu’est-ce qui vous importe le plus en matière de vie privée? Que faut-il mettre en place pour s’attaquer à notre déficit de protection de la confidentialité? Quelles garanties seraient nécessaires selon vous pour protéger nos droits fondamentaux à l’ère numériqueNote de bas de page 65?
Un cadre supérieur explique l’impulsion pour le rapport : [traduction] « Lorsqu’on se retrouve avec un gouvernement vraiment hostile, qui veut mettre en application une loi sur la surveillance électronique très stricte et qui n’est pas intéressé à écouter les citoyens, le fardeau est alors placé sur nous en tant qu’organisme pour diriger l’externalisation ouverte, ce que veulent les citoyens. Nous devons veiller à ce que le processus fasse réellement le point sur ce que les gens veulent exactement que le gouvernement fasse, plutôt que de simplement dire ‘non’... l’astuce consiste à travailler avec des experts pour transmettre ce que les gens veulent dans un langage politique qui fait valoir leur position pour le changement institutionnel. »
Peu de temps après l’élection des Libéraux, le gouvernement a lancé des consultations publiques sur les réformes du projet de loi C-51. Toutefois, le processus de consultation en ligne dirigé par le gouvernement était amoindri par des craintes de partialité et par un langage partial,Note de bas de page 66 et certains ont qualifié les consultations en personne de « totalement démoralisantes »Note de bas de page 67. Pour réagir à cette situation, OpenMedia et la Clinique d’intérêt public et de politique d’Internet du Canada Samuelson-Glushko (CIPPIC) ont lancé un outil d’externalisation ouverte qui traduisait le sondage dans un langage accessible et intégrait les réponses des participants dans le sondage officiel en ligne de la consultation du gouvernement. Plus de 15 000 des 50 000 réponses au sondage du gouvernement ont été recueillies à l’aide de l’outil fourni par OpenMediaNote de bas de page 68.
Une fois le processus de consultation terminé, le gouvernement a d’abord refusé de rendre publiques les réponses de la consultation, promettant plutôt un « résumé » des résultats. Une lettre ouverte a été publiée dans la publication en ligne National Observer par plus de 30 organisations de la société civile et des experts exhortant le gouvernement à publier les résultats de la consultation. Finalement, le gouvernement a publié les résultats de la consultation. Ne faisant pas confiance au gouvernement pour analyser les commentaires du public de bonne foi, OpenMedia a créé un autre outil en ligne (https://crowdsourcec51.ca/) permettant au public d’évaluer les réponses à la consultation. Financé par des dons citoyens, l’outil a demandé à chaque participant de lire les réponses soumises et de répondre à quelques questions simples à leur sujet. Cette analyse par externalisation ouverte a révélé que la grande majorité des réponses soumises à la consultation du gouvernement (qui mentionnent le projet de loi C-51) demandaient l’abrogation du projet de loi C-51 et ont permis de constater un large consensus en faveur de la protection de la sphère privée et une vive inquiétude concernant la communication de renseignements personnels avec des organismes canadiens ou des gouvernements étrangers. OpenMedia a ensuite utilisé ces renseignements comme preuve pour inciter davantage le gouvernement à adopter les positions politiques énoncées dans son plan de protection de la vie privée produit par externalisation ouverte.
Bidouillage politique
Le concept du « bidouillage politique » décrit un mode d’activisme politique contemporain basé sur la « création par le citoyen de politiques de rechange concrètes »Note de bas de page 69. Il associe la dynamique des « guichets politiques » et de la « mobilisation du consensus »Note de bas de page 70 à une autophilosophie qui améliore, met à niveau et reformule la politique. Tout comme les pirates informatiques modifient et actualisent les codes – les bidouilleurs politiques examinent, actualisent et modifient les politiques pour mieux servir l’intérêt public. Dans son analyse du bidouillage politique, Hintz souligne que les interventions des organisations non gouvernementales (ONG) traditionnelles dans la formulation des politiques sont trop limitées dans leurs réponses aux guichets politiques et défis politiques, en raison : a) du nombre restreint d’acteurs participant à la défense des politiques; et b) la gamme limitée de tactiques et d’approches utilisées. En conséquence, [traduction] « de nouveaux contacts officieux, des collaborations assez libres et des alliances temporaires entre des personnes engagées… n’ayant eu que peu de possibilités à prendre part au processus, même si elles sont de plus en plus reconnues comme complémentaires de la ‘société civile organisée’ »Note de bas de page 71.
En mettant le public au centre des propositions et des élaborations de changements politiques, les défis du bidouillage politique nous incitent à réfléchir différemment sur la façon d’établir de nouvelles normes de mobilisation du public qui autorisent des modes d’engagement participatif dans l’élaboration de politiques. Ce changement pourrait potentiellement avoir de profondes répercussions. Comme le décrit Hintz, le bidouillage politique est une [traduction] « approche préfigurative qui interagit avec l’environnement politique, ni à l’intérieur ni à l’extérieur des processus institutionnels ou gouvernementaux, mais au-delà de ces processus en créant des issues aux structures et procédures hégémoniques et en adoptant un répertoire tactique de contournement »Note de bas de page 72. L’approche d’OpenMedia est unique en ce sens que ses activités se différencient de la conception originale du bidouillage politique de Hintz, alors qu’elle regroupe le bidouillage politique avec la politique participative pour faciliter une mobilisation à grande échelle en réduisant de manière significative les obstacles à la participation. Rappelons que le concept de politique participative a été utilisé par les chercheurs en médias contemporains pour désigner des modes d’engagement politique numériques qui ne sont pas dirigés par des institutions officielles et englobent un large éventail d’activités médiatisées, notamment la production vidéo, la conception Web, les applications mobiles, l’activisme numérique et la production par les pairsNote de bas de page 73. Plutôt que de mobiliser un petit groupe de citoyens et d’experts bien informés, l’approche d’OpenMedia en matière de bidouillage politique utilise fait appel à la politique participative pour rendre le processus accessible au plus grand nombre possible de personnes par le biais de multiples points d’entrée permettant aux citoyens de s’exprimer de manière stratégique contre la loi proposée; diffuser et analyser les renseignements relatifs aux enjeux politiques; et produire un contenu original qui contribue aux campagnes. La participation peut inclure la rédaction d’un commentaire sur les médias sociaux, l’achèvement d’un sondage, la création d’une image ou d’une vidéo, la narration de leur histoire ou la proposition d’une idée de politique bien précise. OpenMedia utilise ensuite ces divers modes d’engagement pour renforcer le pouvoir du peuple qui sous-tend sa position et élaborer des plans de politiques produits par externalisation ouverte élaborés en collaboration avec des experts.
Bidouillage politique comme contre-démocratie
Au cours des dernières décennies, la théorie et la pratique de la démocratie délibérative ont gagné en popularité pour permettre à la population d’autoriser les décisions de politique et d’y contribuer. Alors que les démocraties représentatives pratiquaient traditionnellement la démocratie délibérative élitiste en faisant appel aux organes de décision tels que les législatures et les tribunaux, des formes de démocratie délibérative populiste (telles que des assemblées de citoyens, des scrutins délibératifs et la budgétisation participative) ont été de plus en plus utilisées pour encourager la participation citoyenne aux initiatives politiques. Au Canada et dans les démocraties occidentales, on a eu recours à des approches délibératives populistes dans divers domaines politiques : éducation, maintien de l’ordre, urbanisme, gestion des ressources, gestion des déchets, protection de la langue et adaptation aux changements climatiquesNote de bas de page 74. En effet, on espère que ces procédures servent à sensibiliser et à responsabiliser les particuliers en leur offrant des possibilités de contribuer directement à l’élaboration des politiques. Cependant, comme le souligne Genevieve Fuji Johnson dans son étude détaillée des processus de délibération au Canada, les initiatives de démocratie délibérative servent souvent à [traduction] « privilégier les groupes d’intérêt dominants, les structures de pouvoir déjà établies, les sous-cultures hiérarchiques et les approches des élites à l’égard de la politique »Note de bas de page 75. Comme elle le décrit, les procédures de délibération [traduction] « ont peut-être donné de l’assurance aux participants lorsque venait le temps de débattre de questions, d’échanger des raisons et de tirer des conclusions, et elles ont peut-être semblé leur donner un certain pouvoir en offrant des possibilités institutionnalisées de contribuer à la prise de décision collective. Toutefois, le pouvoir des participants ne s’est pas fait sentir sur le plan des résultats qui ne remettaient pas en cause de manière significative l’approche du statu quo pour la formulation et la mise en œuvre de politiques »Note de bas de page 76. En effet, d’autres sceptiques affirment que les gouvernements peuvent utiliser les formes délibératives de participation comme une « pseudo-participation », une forme de « façade » qui dissimule les conclusions politiques tenues pour acquisesNote de bas de page 77. Ces formes de fausse participation ne répondent pas à la demande réelle d’engagement des publics concernés, mais agissent plutôt dans l’intention de créer l’illusion d’une participation véritable et risquent donc de devenir des processus qui mineraient plutôt que renforceraient la démocratie.
Comme on l’a dit plus tôt, les intérêts obscurs ont une influence exagérée sur les décisions de politique en matière de télécommunication au Canada. Par conséquent, les valeurs et les pratiques de la démocratie délibérative ne sont pas suffisantes, en elles-mêmes, pour remédier à l’inégalité démocratique inhérente au néolibéralisme. Comme le souligne Chantal Mouffe, [traduction] « dans leur tentative de concilier la tradition libérale avec la tradition démocratique, les démocrates délibérants ont tendance à faire disparaître la tension qui existe entre le libéralisme et la démocratie et sont donc incapables de surmonter le caractère conflictuel de la politique démocratique »Note de bas de page 78. Pour renforcer l’efficacité des institutions démocratiques et instaurer un climat de confiance, les processus de démocratie délibérative doivent s’accompagner d’un « pouvoir compensateur »Note de bas de page 79 qui exige une mobilisation du public plus conséquente et transparente. En effet, la délibération politique sans lutte politique est effectivement réservée aux institutions et processus établis qui incarnent et sécurisent les répartitions prédominantes du pouvoir et des ressourcesNote de bas de page 80. De ce fait, la démocratie délibérative et l’action collective ne doivent pas être présentées comme des formes contradictoires de mobilisation du public, avec des discussions coopératives d’un côté, des protestations et des négociations contradictoires de l’autreNote de bas de page 81. Plutôt, elles doivent être comprises comme deux parties du même processus, les deux faces d’une même pièce. Les innovations les plus importantes dans la démocratie délibérative telles que les assemblées de citoyens, la budgétisation participative, voire la démocratie elle-même, découlent des exigences populistes pour une plus grande inclusion dans le processus décisionnel publicNote de bas de page 82. Par conséquent, les initiatives de démocratie délibérative doivent simultanément faire participer la population dans les délibérations politiques et stimuler l’action collective qui exige que les autorités publiques rendent compte des résultats de la participation.
Le cas d’OpenMedia démontre à quel point les intervenants essentiels sont au cœur des modes consécutifs et participatifs de politique, car ils acquièrent du pouvoir derrière les politiques participatives. Même si OpenMedia semble avoir une certaine influence sur les résultats de nombreux enjeux politiques liés à Internet, mon argument ne porte pas sur la réclamation d’une causalité entre les décisions de politique et les campagnes d’OpenMedia. Il est extrêmement difficile de déterminer les répercussions des mesures d’un groupe sur les processus de politiques publiques; il existe d’autres facteurs contextuels qui ont une influence sur ces résultats. Je ne réclame pas que l’approche d’OpenMedia aux politiques participatives ne comporte pas son lot de problèmes. En effet, son approche met en péril son propre genre d’élitisme, car il peut être attrayant pour un certain type de citoyens ayant un ensemble précis d’intérêts, de connaissances et d’accès à la technologie. Des questions valides sont aussi soulevées pour savoir qui OpenMedia représente et avec quelle légitimité – bien qu’OpenMedia compte plus de 600 000 personnes dans sa communauté, il ne peut pas affirmer représenter tous les Canadiens.
Mon argument, plutôt, est qu’en regroupant la contre-démocratie et les politiques participatives (ou la contre-démocratie participative), le cas d’OpenMedia fournit un critère essentiel selon lequel nous devons mesurer les pratiques actuelles de mobilisation du public. Rappelez-vous que l’idée que se fait M. Rosanvallon de la contre-démocratie renvoie à la notion que la vitalité de la démocratie repose sur la méfiance à l’égard du pouvoir et les citoyens qui contestent, protestent et exercent une pression d’autre part sur l’État démocratique. Selon M. Rosanvallon, la méfiance à l’égard du pouvoir comme une dimension essentielle de la démocratie, et nous devons nous concentrer sur la façon d’organiser la méfiance de manière à exploiter son potentiel démocratique. Sinon, nous risquons que la méfiance se transforme en politiques populistes d’accusation et de dénonciation sans vision. Autrement dit, la méfiance à l’égard du pouvoir peut transformer les problèmes contemporains d’inégalités politiques en possibilités.
En s’appuyant sur les propos de M. Rosanvallon, les efforts d’OpenMedia dans le bidouillage politique reflètent un « contre-pouvoir » qui peut « surveiller la démocratie » – y compris les tendances du gouvernement représentatif à devenir corrompu, distant et élitiste. En d’autres termes, la contre-démocratie fournit des occasions par l’intermédiaire desquelles les démocraties peuvent corriger leur parcours et améliorer leur stabilitéNote de bas de page 83. En amortissant la méfiance et le scepticisme du public à l’égard des institutions publiques, OpenMedia encourage les formes de mobilisation du public plus participatives et solides. La facilitation d’OpenMedia de la contre-démocratie participative met à nu la réalité que, dans le contexte du néolibéralisme, la participation est un symbole de lutte démocratique entre les formes de mobilisation du public minimaliste et maximaliste. Comme M. Carpentier le soutient, la position hégémonique de la démocratie représentative signifie que les solutions de rechange à la démocratie représentative sont souvent jugées comme étant impraticables ou non souhaitables, même si la communication numérique rend ces approches plus viablesNote de bas de page 84. Contrairement aux approches qui positionnent les bureaucrates et les représentants élus comme étant la source primaire de la légitimité démocratique dans le processus d’élaboration de politiques, la contre-démocratie participative positionne le public comme étant l’intervenant légitime et qualifié pour déterminer la politique publique.
En positionnant le public comme le protagoniste dans les rôles d’habilitation de conteur (campagne Time For an Upgrade) et de contrôle (campagne Stop Spying), nous pouvons observer comment la pratique de la contre-démocratie participative d’OpenMedia a recours aux médias sociaux et aux technologies de l’information et des communications comme une forme de ce qu’Andrew Feenberg appelle la « rationalisation démocratique ». Ce concept explique comment les pratiques politiques émergentes utilisent la technologie d’une manière qui n’était pas envisagée dans le caractère rationnel des élites politiques et technologiques. M. Feenberg propose que la rationalisation démocratique fonctionne comme une subversion quelconque où les interventions des utilisateurs remettent en question les structures des pouvoirs non démocratiques ancrées dans la technologie moderneNote de bas de page 85. Cette situation s’est produite dans l’étude de cas d’OpenMedia, car les processus d’élaboration de politiques du CRTC et d’Industrie Canada ont perdu graduellement leur caractère politique et sont devenus une forme de gestion du système. En réponse, l’élaboration de politiques produite par externalisation ouverte d’OpenMedia a fonctionné comme une nouvelle force infrapolitique émergeant des mailles de l’ordre dominant, contestant les conséquences du statu quo et repolitisant les appareils d’élaboration de politiques. M. Feenberg décrit comme suit ce type de démocratisation [traduction] :
Par opposition à une démocratie « solide », je vais appeler un mouvement de démocratisation « intense » lorsqu’elle inclut une stratégie regroupant la rationalisation démocratique des codes techniques et les contrôles électoraux sur les institutions techniques. Une telle démocratisation intense modifierait la structure et la base de connaissances à l’égard de la gestion et de l’expertise. L’exercice de l’autorité finirait par favoriser l’organisme dans les domaines sociaux arbitrés sur le plan technique. Une démocratisation intense promet une solution de rechange à la technocratie. Au lieu d’avoir un organisme populaire figurant comme une anomalie et une interférence, ce dernier serait normalisé et intégré dans les procédures standard de la conception techniqueNote de bas de page 86.
En mettant le public au centre des propositions et des élaborations de changements politiques, le cas d’OpenMedia nous incite à réfléchir sur la façon d’optimiser stratégiquement les politiques participatives pour établir des nouvelles normes de mobilisation du public qui autorisent des modes de mobilisation plus robustes ancrés dans la démocratie participative. En effet, la démocratie participative est une valeur clé qui régit la stratégie, les valeurs et les aspirations d’OpenMedia :
Il existe une conviction sous-jacente au travail d’OpenMedia que la démocratie n’est pas de se présenter au bureau de scrutin tous les quatre ou cinq ans. La démocratie est une pratique participative qui se vit quotidiennement et que la valeur qu’elle sous-tend n’est pas le caractère non partisan, mais plutôt le caractère partisanNote de bas de page i. Les politiques partisanes sont un instrument rudimentaire du passé qui ne saisissent jamais la volonté de l’électorat ou la volonté des personnes comme les nouveaux moyens de mobilisation technologique peuvent le faire. Il est archaïque de croire que nous pouvons tous être branchés au processus décisionnel officiel, être branchés au processus politique et soulever nos préoccupations auprès de notre représentant lors d’une séance de discussion ouverte locale. Pourquoi les gouvernements ne peuvent-ils pas démontrer plus d’innovation pour consulter les citoyens? Pourquoi ne peuvent-ils pas mettre en place une démocratie plus directe? Pourquoi l’espace ou la distance entre les décideurs institutionnels et les personnes ne peut-il pas être réduit?
La valeur dans l’approche d’OpenMedia à l’égard des politiques participatives est la manière selon laquelle elle utilise les technologies de communications pour ouvrir et démontrer un mécanisme futur potentiel aux fins d’élaboration de politiques. Son utilisation de la contre-démocratie par le bidouillage politique pointe vers le potentiel politique radical qui est présent chez les sociétés technologiquement avancées en matière de politiques participatives. Ceci se reflétait dans la façon que l’organisme perçoit son rôle dans la facilitation de la participation démocratique :
Nous avons un rôle à jouer dans l’amélioration de la façon dont nous appliquons la démocratie au Canada et ailleurs. Ce genre définit étroitement que la démocratie représentative ne peut vous mener qu’à un certain degré et accorde beaucoup de pouvoir aux élites irresponsables; pour s’assurer que la voix des citoyens se fait entendre plus d’une fois tous les quatre ans, il est réellement important que la production participative joue un grand rôle dans la formulation de la politique... Par conséquent, ce qui place toute la responsabilité sur l’organisme pour veiller à ce que la production participative canalise non seulement l’indignation, mais aussi la décortique pour parvenir à ce à quoi les personnes s’attendent... Il y a un écart dans la démocratie représentative où les députés sont envoyés au Parlement et les personnes ont confiance qu’ils refléteront nos valeurs, mais il n’y a aucune façon de leur demander des comptes, sauf attendre pendant quatre ans à la prochaine élection.
Comme la technologie devient de plus en plus un objet de méfiance et de contestation, il existe un besoin de légitimer la technologie au moyen de processus participatifs et démocratiques, comme ceux présentés dans l’étude de cas d’OpenMedia.
Même si cette étude de cas illustre des façons uniques et innovantes pour aborder les relations de pouvoir entre les intervenants privilégiés et non privilégiés dans les processus d’élaboration de politiques, elle soulève plusieurs tensions et contradictions. La façon dont les campagnes d’OpenMedia encouragent les formes individualisées et axées sur le consommateur de l’engagement politique représente une tension pour le public. Cette approche risque de saper les identités démocratiques collectives des citoyens et de réduire la participation politique aux propres intérêts économiques et individualisés, au lieu d’inciter un intérêt collectif et de responsabilité publique. L’étude de cas d’OpenMedia illustre aussi toutefois comment les valeurs individualismes et celles des consommateurs peuvent être mises à profit pour recruter de nouvelles personnes et les orienter vers un engagement et une analyse politiques plus substantiels. La haute direction d’OpenMedia explique comment elle résiste aux classifications unidimensionnelles à titre de groupe de défense des droits des consommateurs et met à l’avant-plan son orientation collectiviste et politique [traduction] :
Il ne s’agit pas simplement de diminuer vos factures de téléphone cellulaire. Même les journalistes qui couvrent nos activités depuis des années nous considèrent toujours comme un groupe de défense des consommateurs. Nous faisons de notre mieux pour essayer d’éclairer les personnes, et de leur offrir des solutions. Vous pouvez décider de vous abonner à nos services pour réduire votre facture de téléphone cellulaire, mais... avez-vous réfléchi à quel point l’espionnage du gouvernement est un problème? Différentes personnes se préoccupent de différentes questions (les factures, la Charte, le droit d’auteur). Les commentaires des citoyens qui nous rendent le plus heureux sont ceux dans lesquels les personnes affirment qu’elles comprennent les éléments démocratiques plus réfléchis que nous tentons d’accomplir. Ces commentaires nous inspirent à continuer de questionner le gouvernement.
Un autre membre de la haute direction d’OpenMedia précise [traduction] :
OpenMedia a été poussé par les médias et autres pour se définir comme étant un organisme de défense des droits des consommateurs, ce que j’ai toujours refusé de faire, car les droits des consommateurs sont passifs et concernent vos droits de consommer un produit et non vos droits en tant que citoyen pour façonner les décisions qui ont une influence sur votre vie quotidienne.
La position précaire qu’occupe OpenMedia entre l’engagement politique et la consommation révèle une contradiction essentielle des politiques participatives au sein du néolibéralisme. D’un côté, il y a les avantages stratégiques évidents d’utiliser l’identité du consommateur comme une force productive dans les politiques et la composition des solidarités et des subjectivités essentielles. La campagne Time for Upgrade illustre comment la politisation peut interagir avec la culture des consommateurs d’une manière qui réinvente les désignations de base ainsi que les stratégies tactiques pour demander collectivement une meilleure politique des télécommunications. En effet, dans une société néolibérale comme le Canada, il est de plus en plus difficile de positionner les politiques et la consommation dans l’opposition. Comme il a été discuté, souvent, nos droits et libertés sont garantis non seulement par l’État seul, mais aussi par le marché. D’un autre côté, l’exploitation de l’indignation des consommateurs au profit de l’engagement politique met à risque le renforcement du consommateur-citoyen comme un élément essentiel de l’habilitation. Optimiser la culture des consommateurs risque de remplacer la subjectivité démocratique par des formes capitalistes de citoyenneté dans lesquelles la participation à la sphère publique est façonnée par la capacité de consommer, une tactique qui exclut disproportionnellement les groupes marginalisés, c’est-à-dire les femmes, les personnes de couleur et les pauvresNote de bas de page 87.
Bien qu’OpenMedia ait l’intention de faire le lien entre être un consommateur et être un agent politique, cette intention n’est en aucune façon garantie. La tendance des médias de désigner OpenMedia comme un groupe de défense des consommateurs illustre les limites dans l’utilisation des tactiques et des stratégies axées sur les consommateurs. En effet, l’approche d’OpenMedia d’utiliser la consommation comme point d’entrée à la participation politique risque d’être mal interprétée comme étant uniquement une préoccupation relative aux droits des consommateurs et, par conséquent, de renforcer les normes inutiles d’individualisme et de consommation.
L’étude de cas d’OpenMedia soulève un autre paradoxe des politiques participatives, c’est-à-dire le fait que la communication et la participation en réseau sont des éléments clés tant du capitalisme cognitif que des nouvelles voies de démocratisation qui remettent en question l’orthodoxie néolibérale collectivement et politiquement. En tant qu’organisme axé sur le numérique, la forte dépendance d’OpenMedia sur l’engagement numérique l’a laissé vulnérable aux pouvoirs monopolistiques des entreprises comme Facebook et Google, sans oublier de mentionner le pouvoir de structure des grandes sociétés de télécommunications pour façonner la sensibilisation et le comportement du public. La croissance et la consolidation des grandes sociétés multimédias (en particulier au Canada) signifient que la publicité est devenue le modèle dominant pour générer les revenus sur le Web, forçant les organismes comme OpenMedia d’assumer des coûts pour atteindre des partisans, ce qu’ils n’avaient pas besoin de faire à leur début. Un défenseur principal d’OpenMedia décrit cette dynamique [traduction] :
Depuis la croissance de Facebook et de Google, les mécanismes de répartition des revendications se sont vraiment resserrés. Des défis persistent aussi liés au courrier électronique, qui est l’outil primaire de la plupart des campagnes numériques des organismes, alors si Gmail apporte un changement politique quant au traitement des courriels de masse, il y a des répercussions pour tout le monde. Le paysage et l’architecture des canaux de communication des organismes de défense ont pas mal été réduits, pour laisser place à un modèle « payer pour jouer » contrairement à l’ouverture que nous avons connu au début des années 2010.
Bien que lutter contre l’économie politique des monopoles des services d’accès à Internet dépassait le cadre et les capacités d’OpenMedia, la question de la concentration des données et des puissances parmi les sociétés reste d’une importance fondamentale et constitue un obstacle majeur aux objectifs généraux d’OpenMedia relatifs à la réforme des médias et à la liberté sur Internet. L’infrastructure du réseau duquel OpenMedia dépend pourrait facilement être compromise ou cooptée par les sociétés qui peuvent adopter un cadre « citoyen-consommateur ». En effet, l’externalisation ouverte n’est pas à l’abri des manipulations et des tendances de corruption. Par exemple, lors du plus récent débat sur la neutralité d’Internet aux États-Unis, il a été supposé que les grandes entreprises de télécommunications stimulent des niveaux élevés de participation au moyen d’une utilisation d’un pseudonyme et d’une identité fictive pour interagir, une tactique ayant pour buts « pro-corporatistes » de créer l’illusion d’une participation démocratique. Une étude du Pew Research Centre sur les commentaires publics présentés à la Commission fédérale des communications (la version américaine du CRTC) a déterminé que parmi les 21,7 millions de commentaires reçus, 57 % provenaient d’adresses électroniques temporaires ou dédoublées, et les sept commentaires les plus répandus comptaient pour 38 % de tous les commentaires fournisNote de bas de page 88. Les rapports des médias expliquent en détail comment les « faux » commentaires ont été soumis par des programmes automatisés tels que plus de 100 000 commentaires identiques affichés sur le site Web de la Commission fédérale des communications exhortant l’organisme à abroger les règles de protection de la neutralité d’Internet mises en place par l’Administration ObamaNote de bas de page 89.
Les tensions qui apparaissent dans le travail réalisé par OpenMedia démontrent que les innovations ou les engagements numériques en tant que tels dans la participation politique ne sont pas essentiellement bons, démocratiques ou progressifs, mais plutôt qu’ils sont ambivalents et contingents; leur pouvoir découle des buts obtenus dans un contexte donnéNote de bas de page 90. En effet, pour vivre dans une société néolibérale signifie confronter le « paradoxe de la participation » dans le cadre duquel les nouvelles formes de participation sont extrêmement prometteuses et, simultanément, liées à l’accumulation du capital par des formes de production sociale dans lesquelles la main-d’œuvre, la communication et les effets sont la pierre angulaireNote de bas de page 91. Toutefois, ce qui reste à voir est la portée à laquelle les publics émergents sont capables d’utiliser les politiques participatives de manière critique pour contrer la « dépolitisation » et mitiger les inégalités structurelles associées au néolibéralisme. L’enjeu est l’ampleur selon laquelle les pratiques étendues de la culture participative peuvent être rehaussées pour appuyer et faciliter les mouvements collectifs pour obtenir des formes plus substantielles et flexibles de la participation démocratique. Par son processus de bidouillage politique, OpenMedia a été en mesure d’utiliser les grandes catégories de type « équité », « liberté » et « choix » pour faire le lien entre l’expérience commune de payer sa facture de téléphone cellulaire et la surveillance en ligne par les campagnes politiques axées sur la politique des télécommunications. OpenMedia a utilisé des mèmes et d’autres moyens de communications visuelles et numériques comme un nouveau vocabulaire de la politique publique. Les répercussions potentielles de cette politique, s’il faut la prendre plus généralement, pourraient susciter de nouveaux débats politiques publics par l’intermédiaire de pratiques et de processus qui laissent davantage de place à des modes de mobilisation du public plus accessibles, créatifs et réceptifs.
Conclusion
À une époque où la technologie de l’information et des communications modifie de plus en plus la vie sociale, politique, culturelle et économique, la politique des télécommunications est incontestablement l’un des plus importants domaines politiques publics dans la société canadienne. Par conséquent, aborder le déficit démocratique dans la politique des télécommunications est essentiel pour résoudre le vaste problème d’érosion de la démocratie parmi les institutions politiques. Cela nous rappelle qu’Internet comme nous le connaissons résulte en partie des politiques suivies par différents intervenants ayant des intérêts précis – et qu’il pourrait alors être modifié sur le plan politique pour refléter un différent ensemble d’intérêtNote de bas de page 92. Dans un contexte de cynisme, de méfiance et d’abandon à l’égard des institutions politiques, la pratique d’OpenMedia de la contre-démocratie participative démontre comment la mobilisation du public peut être mise au cœur de la lutte pour démocratiser l’élaboration de politiques des télécommunications. Un membre de la haute direction souligne comment l’analyse des pouvoirs réalisée par OpenMedia est un facteur dans son approche [traduction] :
Quant aux pouvoirs, les joueurs de l’industrie ont beaucoup plus de ressources, alors ils ont du temps à consacrer pour façonner le récit des décideurs. C’est pourquoi il est important de tenir compte des dynamiques des pouvoirs dans tout ceci et de pondérer les processus en conséquence. Il est plus difficile de fusionner et de mobiliser les particuliers qui sont décentralisés que les grands joueurs de l’industrie qui ont déjà des ressources centralisées qu’ils peuvent plus facilement déployer. Cette économie politique est importante. Quant aux sociétés de télécommunications, elles ont ce cycle du capital selon lequel elles font des pressions pour obtenir une règle, ce qui signifie qu’elles ont des pouvoirs monopolistiques sur un marché, qu’elles utilisent pour gonfler les prix, car elles ont ce contrôle du marché, puis elles utilisent une partie de cet argent pour la réinvestir afin de s’emparer des règles et d’obtenir une réglementation qui favorise leurs intérêts. Et le cycle continue. Les personnes qui croient en la participation du public, y compris les gouvernements, doivent créer un cycle de participation opposé qui puisse égaler ce cycle. Pour ce faire, il faut des investissements et différentes façons d’élaborer un processus... Les personnes devraient tenir les rênes de ces décisions... Les commentaires du public devraient être davantage pondérés que ceux des lobbyistes de l’industrie.
Nous sommes actuellement en plein changement de paradigme concernant la politique des télécommunications. Aux États-Unis, le virage marqué vers des tendances plus autoritaires de l’administration Trump et les récents changements réglementaires visant à révoquer la neutralité du Net menacent le propre de la démocratie – la capacité pour les citoyens d’obtenir les renseignements dont ils ont besoin pour demander des comptes à leurs dirigeants et influer sur les décisions qui façonnent leurs vies. Au Canada, les promesses du gouvernement fédéral « d’examiner et de moderniser » la Loi sur la radiodiffusion et la Loi sur les télécommunications signifient que les lois régissant la télévision, les télécommunications et Internet seront bientôt modifiéesNote de bas de page 93. La présente étude de cas offre un certain nombre de conclusions importantes pour ceux qui s’intéressent à la pratique liée à la mobilisation du public dans l’élaboration de politiques publiques : 1) la nécessité d’une pratique relative à la mobilisation du public pour confronter la réalité qui veut que les institutions politiques existants soient ancrées dans des systèmes qui perpétuent souvent l’inégalité en favorisant les voix de l’industrie plutôt que celle du public. Les acteurs qui dirigent des processus de démocratie délibérative devraient être prêts à tirer parti de la contre-démocratie pour lutter contre les pratiques inadéquates de mobilisation du public et renforcer le pouvoir qui étaye les propositions de politiques qui sont soutenues par une participation numérique à grande échelle; 2) Il convient d’accorder une plus grande attention à la manière dont la technologie numérique peut être utilisée pour faciliter, regrouper et traduire les formes de délibération dites informelles et non conventionnelles par des populations nombreuses et dispersées en solutions politiques cohérentes et pragmatiques; 3) Cette étude de cas étaye l’argument selon lequel trop peu d’attention a été prêtée à l’examen des initiatives, des idées et des techniques engagées dans la mise en valeur des conditions du néolibéralisme afin d’aller au-delà de celles-ciNote de bas de page 94. Dans un environnement politique de plus en plus marqué par l’individualisation du choix, la dissipation des solidarités établies et un mode entrepreneurial d’engagementNote de bas de page 95, nous devons mieux comprendre comment les communications personnalisées et axées sur le réseau peuvent être mises à profit pour influencer la politique publique et, au bout du compte, revoir comment le pouvoir est mis à profit dans les sociétés néolibérales.
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