Décision de télécom CRTC 2018-384

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Ottawa, le 2 octobre 2018

Dossier public : 8663-A182-201800467

Asian Television Network International Limited, au nom de la coalition Franc-Jeu Canada – Demande en vue de désactiver l’accès en ligne à des sites de piratage

Le Conseil détermine qu’il n’a pas la compétence requise aux termes de la Loi sur les télécommunications pour mettre en œuvre le régime de blocage de sites Web proposé par la coalition Franc-Jeu Canada afin de lutter contre le piratage de droits d’auteur. Par conséquent, il n’étudiera pas le bien-fondé de mettre en œuvre ce régime. Le Conseil rejette donc la demande de Franc-Jeu Canada.

Le Conseil reconnaît qu’il existe des preuves que le piratage de droits d’auteur cause un préjudice au système canadien de radiodiffusion et à l’économie en général. Cependant, il existe d’autres approches pour examiner les moyens possibles de réduire ou de gérer les répercussions du piratage de droits d’auteur, notamment l’examen en cours par le législateur de la Loi sur le droit d’auteur et l’examen par le comité d’experts de la Loi sur les télécommunications et de la Loi sur la radiodiffusion.

Contexte réglementaire

  1. Le droit d’auteur est un cadre de droits qui donne aux créateurs de contenu ou à leurs cessionnaires le droit juridique de déterminer dans quelles conditions leur œuvre originale peut être distribuée ou utilisée par d’autres, sous réserve de certaines exceptions réglementaires. De façon générale, le piratage de droits d’auteur désigne la distribution ou l’utilisation d’un contenu protégé par le droit d’auteur sans le consentement du détenteur de ces droits et sans le paiement qui provient normalement de cette distribution ou de cette utilisation. Même si le piratage de droits d’auteur existe depuis que ces droits existent, l’environnement en ligne a facilité le piratage du contenu numérique, en particulier du contenu audiovisuel, pour la distribution à un public potentiellement large et à faibles coûts différentiels.
  2. Au Canada, les recours en matière de piratage de droits d’auteur impliquent généralement un litige. Dans le cadre des modifications apportées en 2012 à la Loi sur le droit d’auteur,le gouvernement du Canada a mis en place un régime « d’avis et avis » pour gérer le piratage de droits d’auteur en ligne soupçonné. Conformément à ce régime, le titulaire des droits d’auteur fournit un avis de l’infraction présumée aux droits d’auteur à la partie hébergeant le contenu (comme un fournisseur de services Internet [FSI]), laquelle doit acheminer l’avis au contrevenant allégué. Le titulaire des droits d’auteur doit se présenter devant les tribunaux en vue d’obtenir un redressement si le contenu violant vraisemblablement le droit d’auteur n’est pas retiré volontairement.
  3. D’autres pays ont mis en œuvre divers régimes pour lutter contre le piratage de droits d’auteur en ligne, dont des régimes d’avis et avis, des régimes d’avis et retraitNote de bas de page 1 et différents régimes de blocage de sites Web. Parmi les facteurs importants distinguant les divers régimes de blocage de sites Web, mentionnons l’ampleur du contrôle judiciaire et la façon dont les sites sont bloqués sur le plan technique. Le blocage du contenu en ligne peut être effectué par différents moyens techniques, chacun présentant des avantages et des désavantages en ce qui concerne le coût, l’efficacité, le risque de sur-blocage ou de sous-blocage et la facilité de contourner le blocage.
  4. Il y a débat sur l’efficacité des différents régimes. Il est difficile de mesurer directement le niveau de piratage en ligne et de déterminer le lien entre un régime correctif et toute réduction apparente du piratage en ligne.
  5. Le blocage du contenu en ligne donne lieu à des préoccupations en matière de politique, y compris le risque de censure, les répercussions sur les innovations liées aux modèles d’affaires et aux moyens techniques, et les répercussions sur la neutralité du Net, concept selon lequel les FSI devraient traiter toutes les données sur Internet de la même manière et ne pas faire preuve de favoritisme ni procéder à une facturation différente en fonction de facteurs comme le type d’utilisateur ou de contenu.

Demande

  1. Le 29 janvier 2018, Asian Television Network International Limited a déposé, en son nom et au nom de plusieurs autres personnes (collectivement Franc-Jeu Canada)Note de bas de page 2, une demande pour que le Conseil mette en place un régime qui i) servirait à repérer les sites Web et les services en ligne impliqués de façon manifeste, évidente ou structurelle dans le piratage de droits d’auteur et ii) obligerait les FSI à désactiver l’accès à ces sites et services pour les utilisateurs finals.
  2. Franc-Jeu Canada a décrit comme suit le piratage sur Internet :


    […] la disponibilité sur Internet de sites Web, d’applications et de services qui offrent, reproduisent, communiquent, distribuent, déchiffrent ou décodent une œuvre protégée par le droit d’auteur (p. ex. des émissions de télévision, des films, de la musique et des jeux vidéos) sans l’autorisation du détenteur des droits d’auteur, ou qui sont fournis pour permettre, favoriser ou faciliter ces gestes.

  3. Franc-Jeu Canada a fait remarquer que les plateformes de ce type ont désormais principalement recours à la diffusion en continu plutôt qu’à la technologie poste à poste, et qu’elles sont de plus en plus accessibles pour les Canadiens grâce à la grande disponibilité d’applications qui regroupent l’accès à de nombreux sites Web (aussi bien des sites légitimes de diffusion en continu que des sites de piratage) au moyen d’une interface conviviale.
  4. Franc-Jeu Canada a affirmé que le piratage sur Internet est un problème répandu et croissant qui nuit fortement à l’économie canadienne, au système de télécommunications, au secteur culturel, au système de radiodiffusion et aux consommateurs. Outre les torts importants et immédiats causés à la valeur économique des créations dont le droit d’auteur est enfreint, Franc-Jeu Canada a attiré l’attention sur des conséquences comme : la perte d’investissement dans le contenu canadien; les répercussions négatives sur la confiance dans l’économie numérique, et donc sur le développement de cette dernière; la baisse des revenus fiscaux; les risques graves quant à la vie privée et à la cybersécurité que prennent les consommateurs qui utilisent des sites Web de piratage; le fait que les consommateurs qui visitent des sites Web de piratage ne bénéficient pas des mesures de protection sociale et de protection des consommateurs telles que le sous-titrage codé et les messages d’alerte en cas d’urgence.
  5. Franc-Jeu Canada a soutenu que le régime juridique actuel du Canada est mal outillé pour faire face au piratage sur Internet. Selon Franc-Jeu Canada, il est difficile et souvent impossible de déterminer qui sont les personnes ou les sociétés responsables des sites Web de piratage, et même dans les cas où cela est possible, celles-ci se trouvent souvent à l’étranger. Ainsi, les titulaires de droits d’auteur qui veulent défendre leurs droits doivent mener des enquêtes coûteuses, en plus d’engager des dépenses pour entamer des poursuites à l’étranger et de s’exposer aux problèmes que cela peut entraîner. Étant donné que la création d’un site Web de piratage peut avoir un faible coût, les poursuites judiciaires sont souvent inefficaces même lorsqu’elles sont fructueuses, puisque les sites peuvent facilement être recréés sous un autre nom ou dans un autre pays, et que les pirates de droits d’auteur ont rarement les moyens de dédommager leurs victimes. Franc-Jeu Canada a donné de nombreux exemples de régimes de blocage de sites Web partout dans le monde, et a affirmé que ces régimes sont un moyen courant et efficace de lutter contre le piratage de droits d’auteur en ligne.
  6. Pour lutter plus efficacement contre le piratage de droits d’auteur en ligne au Canada, Franc-Jeu Canada a proposé que le Conseil mette en œuvre les mesures suivantes, qui sont appelées collectivement le « régime proposé » dans la présente décision :
    • En vertu des articles 24 et 24.1 de la Loi sur les télécommunications, le Conseil imposerait à tous les FSI une condition les obligeant à désactiver l’accès aux sites Web de piratage cernés de temps à autre par le Conseil et compilés en une liste centralisée (liste). De plus, le Conseil permettrait aux FSI de désactiver l’accès aux sites Web de la liste, en application de l’article 36 de la Loi sur les télécommunications.
    • Le Conseil établirait des critères afin de déterminer si l’accès à un site Web soupçonné de piratage devrait être ajouté à la liste. Un site Web serait ajouté à la liste s’il est déterminé qu’il est impliqué de façon manifeste, évidente ou structurelle dans le piratage. Les critères précis pourraient comprendre l’ampleur, les répercussions et le caractère flagrant des activités de piratage des sites Web, l’indifférence des propriétaires des sites à l’égard du droit d’auteur, le fait que le site soit commercialisé pour ses utilisations non autorisées, et l’efficacité d’éventuelles mesures de prévention des activités illicites.
    • En vertu de l’article 70 de la Loi sur les télécommunications, le Conseil établirait l’Agence indépendante d’examen du piratage (AIEP), un organisme indépendant sans but lucratif dont la structure s’apparenterait à celle de la Commission des plaintes relatives aux services de télécom-télévision inc., afin de recevoir les demandes de titulaires de droits d’auteur et d’autres intéressés qui souhaitent faire ajouter à la liste un site Web soupçonné de piratage.
    • L’AIEP examinerait les demandes en suivant un processus ouvert au public et conçu pour faire en sorte que les propriétaires du site Web soupçonné de piratage aient l’occasion de se faire entendre. Elle appliquerait les critères établis par le Conseil et recommanderait d’ajouter ou non le site à la liste.
    • D’après le dossier déposé auprès de l’AIEP et la recommandation de cette dernière, le Conseil déciderait d’ajouter ou non le site Web à la liste, en motivant cette décision par écrit.
    • Le Conseil pourrait rapidement ou automatiquement élargir l’exigence de blocage de sites à d’autres sites Internet vers lesquels le site de piratage en question pourrait être déplacé.
    • Les personnes qui souhaitent contester une décision du Conseil auront accès aux mécanismes d’appel existants, notamment i) une demande de révision et de modification de la décision en application de l’article 62 de la Loi sur les télécommunications, ce qui déclencherait un processus public du Conseil, ou ii) un appel auprès de la Cour d’appel fédérale.
  7. Franc-Jeu Canada a affirmé que la création de l’AIEP ferait en sorte que l’approbation du Conseil, lorsqu’elle est requise, soit obtenue efficacement et rapidement, et qu’elle permettrait au Conseil de profiter de l’expertise de l’AIEP en matière de droits d’auteur pour prendre ses décisions. L’AIEP s’autofinancerait et ses coûts administratifs relativement faibles seraient couverts par des frais raisonnables facturés aux demandeurs qui cherchent à faire ajouter un site Web à la liste.
  8. Franc-Jeu Canada s’est engagée à jouer un rôle de premier plan pour veiller à la mise en place du régime proposé. Elle a proposé que le Conseil effectue un suivi pour établir i) les critères précis à utiliser afin de déterminer si un site Web devrait être ajouté à la liste, et ii) la structure de gouvernance de l’AIEP. Les membres de Franc-Jeu Canada ont accepté de fournir, sur une base volontaire, les fonds nécessaires à la création de l’AIEP, et de coordonner la préparation de propositions qui pourraient servir de base au processus de suivi.

Aperçu des interventions

  1. Le Conseil a reçu plus de 150 600 interventions en réponse à la demande de Franc-Jeu Canada.

Interventions en faveur

  1. Le Conseil a reçu près de 100 lettres types en faveur de la demande de Franc-Jeu Canada, envoyées par des entreprises prenant part à la production et à la distribution de contenu protégé par le droit d’auteur. Ces intervenants ont souligné les répercussions financières du piratage sur l’industrie canadienne du divertissement, et que celui-ci nuit ensuite à la création et à la distribution de contenu de qualité. Ils ont également fait valoir que le piratage est de plus en plus problématique, que c’est un phénomène difficile à combattre avec le régime du droit d’auteur actuel au Canada, et que le régime proposé constitue un outil moderne, adéquat et équilibré qui protégera les artistes canadiens du piratage en ligne.
  2. Le Conseil a également reçu plusieurs interventions longues et détaillées en faveur de la demande. Les intervenants en question indiquaient généralement que le piratage au Canada avait des conséquences sur l’emploi, et la plupart d’entre eux évoquaient aussi l’importance de suivre les précédents internationaux en faveur du blocage des sites Web de piratage. De plus, ils ont soutenu que le Conseil avait compétence pour approuver la demande et qu’il était possible de bloquer efficacement des sites Web tout en respectant le principe de neutralité du Net et la Charte canadienne des droits et libertés (Charte). La Canadian Cable Systems Alliance Inc. s’est dite prête à appuyer la demande de Franc-Jeu Canada à condition que le régime proposé n’impose pas de coûts importants aux FSI.
  3. D’autres intervenants qui se sont dits en faveur de la demande ont notamment soutenu que le piratage en ligne avait des conséquences sur le travail et les moyens d’existence des créateurs de contenu indépendants, que le blocage des sites Web était une mesure efficace pour enrayer le piratage en ligne et que le régime proposé respecterait le principe de neutralité du Net.

Interventions neutres

  1. Six intervenants se sont montrés globalement neutres et se sont concentrés à fournir des renseignements factuels sur des questions telles que l’ampleur du piratage, les coûts de la mise en conformité et le blocage ciblé de sites Web au Royaume-Uni. Sandvine Incorporated a soumis quatre études sur le fonctionnement et les répercussions du piratage de vidéos et de contenu télévisuel. Pelmorex Weather Networks (Television) Inc. a fait quelques rappels historiques et s’est penchée sur le piratage de signaux satellites. Bragg Communications Incorporated, faisant affaire sous le nom d’Eastlink, Friend MTS LimitedNote de bas de page 3 et l’Independent Telecommunications Providers AssociationNote de bas de page 4 se sont concentrés sur les aspects pratiques du régime proposé et sur les coûts de mise en conformité qui s’y rattachent. Une autre intervention portait essentiellement sur l’interprétation de l’article 36 de la Loi sur les télécommunications en ce qui concerne le blocage de contenu illégal.

Interventions défavorables

  1. Leadnow, OpenMedia/la Clinique d’intérêt public et de politique d’Internet du Canada (CIPPIC) et SumOfUs ont mené trois grandes campagnes de pétition en opposition à la demande de Franc-Jeu CanadaNote de bas de page 5. Ces pétitions faisaient état de préoccupations quant à la censure en ligne et au principe de neutralité du Net, à l’absence de contrôle judiciaire des décisions de blocage de sites Web, à la concentration du pouvoir dans les mains des entreprises, et aux menaces contre la liberté d’expression garantie par la Charte. De plus, selon la pétition d’OpenMedia/la CIPPIC, le piratage se situe actuellement à un niveau relativement faible au Canada et le régime proposé n’est donc pas nécessaire.
  2. Le Conseil a également reçu environ 10 000 interventions individuelles défavorables à la demande. Bien que de nombreuses préoccupations aient été soulevées, certains thèmes dominants se dégageaient des interventions. Premièrement, la demande était perçue comme une attaque à l’encontre de la neutralité du Net et de la liberté d’expression, certaines personnes craignant qu’un blocage accidentel entraîne une censure indue de sites Web et de contenu légitimes, et que les utilisateurs aient moins de choix en ligneNote de bas de page 6. Deuxièmement, certains intervenants ont décrit la facilité avec laquelle il est possible de contourner le blocage des sites WebNote de bas de page 7. Troisièmement, de nombreux intervenants individuels ont soutenu que le piratage en ligne est causé, en partie, par les prix élevés et les offres de programmation combinées des fournisseurs de contenu traditionnels.
  3. En plus de ces trois grands thèmes, les intervenants individuels ont soulevé diverses autres préoccupations. Ces préoccupations comprenaient des doutes quant à la compétence du Conseil pour mettre en œuvre le régime proposé, le manque de détails quant à la structure et aux processus pour l’AIEP, l’absence de contrôle judiciaire de l’AIEP et le risque que le blocage de sites Web ne se limite pas aux sites de piratage et soit utilisé par les acteurs établis de l’industrie pour réduire la concurrence et l’innovation.
  4. Enfin, le Conseil a reçu un certain nombre d’interventions défavorables fournissant des éléments de preuve et une analyse détaillée. Ces interventions soulevaient les principaux problèmes suivants : la menace à l’égard de la neutralité du Net, y compris la liberté d’expression; les difficultés techniques associées à un blocage efficace de sites Web; la validité des éléments de preuve fournis quant à l’ampleur du problème de piratage et à ses répercussions sur l’économie et l’emploiNote de bas de page 8; la validité des exemples de régimes internationaux de blocage de sites Web de piratage fournis dans la demande de Franc-Jeu Canada; l’absence de compétence du Conseil pour se prononcer sur les questions de droits d’auteur ou imposer le blocage obligatoire d’un site Web afin de lutter contre le piratage.
  5. Le caractère adéquat des recours actuels en matière de droit d’auteur et les préoccupations concernant l’absence de contrôle judiciaire pour le régime proposé étaient également des thèmes communs dans ces mémoiresNote de bas de page 9. D’autres préoccupations soulevées étaient liées à l’utilisation des dispositions relatives aux enquêteurs énoncées à l’article 70 de la Loi sur les télécommunications comme point de départ pour créer l’AIEP.

Réplique

  1. Dans sa réplique, Franc-Jeu Canada a répondu à de nombreuses questions soulevées dans les interventions défavorables en plus de réitérer ses arguments. Elle a soutenu que le piratage en ligne est un problème de taille qui ne cesse de s’aggraver au Canada, et que le régime proposé est une mesure efficace qui est également pratique pour les FSI. Franc-Jeu Canada a également soutenu que les pétitions et sondages lancés en opposition à sa demande étaient en grande partie fondés sur des renseignements faux ou trompeurs. Pour contrer encore davantage les interventions défavorables, Franc-Jeu Canada a demandé la réalisation d’un sondage d’opinion publique qui a révélé, entre autres, que 77 % des Canadiens estiment que le Canada devrait mettre en place des mesures de protection contre le piratage en ligne semblables à celles de pays comme le Royaume-Uni, l’Australie et la France, et que 70 % des Canadiens sont d’avis que les sites Web de piratage en ligne devraient être supprimés au Canada par une intervention du gouvernement.
  2. De plus, Franc-Jeu Canada a répété ses arguments selon lesquels i) les recours actuellement offerts aux termes de la Loi sur le droit d’auteur sont insuffisants, ii) le Conseil est le mieux placé pour lutter contre le piratage en ligne, et a compétence pour accomplir ceci en mettant en place le régime proposé en vertu des articles 24, 24.1, 36 et 70 de la Loi sur les télécommunications, ce qui servirait les objectifs de la politique de télécommunication énoncés à l’article 7 de cette loi.
  3. Franc-Jeu Canada a également soumis des éléments de preuve supplémentaires traitant de différents sujets : l’incidence du piratage télévisuel sur le plan économique; l’efficacité des mesures visant à bloquer l’accès aux sites Web de piratage au Royaume-Uni et dans d’autres pays membres de l’Union européenne; une description des coûts importants associés à l’élimination des sites Web de piratage au moyen des recours actuellement offerts au Canada; un sondage d’opinion publique en vue de sonder l’attitude des gens envers le piratage; une description des différents régimes de blocage de sites Web en place au Portugal et en Italie.
  4. Quelques intervenants étaient opposés à la réplique de Franc-Jeu Canada et ont demandé à ce que les éléments de preuve contenus dans cette réplique soient retirés du dossier de l’instance ou qu’un autre processus soit mis en place pour permettre le dépôt d’observations sur ces éléments. En réponse, Franc-Jeu Canada a soutenu qu’elle avait déposé les éléments de preuve de manière appropriée pour répondre aux arguments et aux éléments de preuve présentés antérieurement par d’autres parties. Elle a également reconnu que le Conseil pourrait établir un autre processus s’il le jugeait nécessaire.

Le Conseil a-t-il compétence pour mettre en œuvre le régime proposé?

Positions des parties

Loi sur les télécommunications
  1. Franc-Jeu Canada a soutenu que le Conseil est le mieux placé pour établir le régime proposé, étant donné les pouvoirs qui lui sont conférés aux termes de la Loi sur les télécommunications et son expertise unique en matière de politiques dans les secteurs de la radiodiffusion et des télécommunications. Elle a également soutenu que le régime proposé est nécessaire pour assurer l’atteinte des objectifs de la politique énoncés aux paragraphes 7a), 7h) et 7i) de la Loi sur les télécommunications.
  2. Le paragraphe 7a) de la Loi sur les télécommunications vise « un système qui contribue à sauvegarder, enrichir et renforcer la structure sociale et économique du Canada et de ses régions. » Franc-Jeu Canada a fait valoir que le piratage :
    • menace la rentabilité, la viabilité et les emplois créés par les industries de la création et de la radiodiffusion du Canada;
    • fragilise le tissu social du Canada en nuisant à la création et à la diffusion légitime de réalisations canadiennes;
    • mine la confiance dans l’économie numérique, nuisant de ce fait à son évolution.
  3. Les objectifs de la politique énoncés aux paragraphes 7h) et 7i) de la Loi sur les télécommunications consistent respectivement à « satisfaire les exigences économiques et sociales des usagers des services de télécommunication » et à « contribuer à la protection de la vie privée des personnes ». Franc-Jeu Canada a précisé que le piratage nuit au respect et à l’application des lois du Canada, lesquelles ont des fins économiques et sociales, et que les sites Web de piratage sont les principales sources de maliciels et d’autres formes de vol de renseignements personnels.
  4. De plus, Franc-Jeu Canada a soutenu que le Conseil a la compétence nécessaire pour établir le régime proposé, car :
    • la réglementation des FSI, qu’il soit question d’entreprises canadiennes ou de revendeurs, s’inscrit très clairement dans le mandat du Conseil aux termes de la Loi sur les télécommunications;
    • l’article 36 de cette loi confère expressément au Conseil le pouvoir d’autoriser le blocage de sites Web;
    • les articles 24 et 24.1 de cette loi confèrent au Conseil des pouvoirs généraux et peuvent servir à imposer le blocage de sites Web lorsque cela est nécessaire à la réalisation des objectifs énoncés dans la politique;
    • l’alinéa 70(1)a) de cette loi, qui confère au Conseil le pouvoir de désigner un enquêteur, est suffisant pour appuyer la création de l’AIEP.
  5. Les parties en faveur de la demande étaient généralement d’accord avec les arguments juridiques de Franc-Jeu Canada. Par exemple, TELUS Communications Inc. (TCI) a indiqué que le régime proposé est appuyé par un objectif que l’on retrouve tant dans la Loi sur la radiodiffusion que dans la Loi sur les télécommunications, soit de sauvegarder, d’enrichir et de renforcer la structure sociale et économique du Canada.
  6. Bon nombre des parties qui s’opposaient à la demande ont essentiellement fondé leurs arguments juridiques sur la possibilité que le régime proposé contrevienne aux droits conférés par la Charte (en particulier le droit à la liberté d’expression) et ait une incidence sur la neutralité du Net, et sur la question de savoir si le Conseil a compétence, aux termes de la Loi sur les télécommunications, pour mettre en œuvre le régime proposé. Elles ont également manifesté de vives inquiétudes concernant l’absence de contrôle judiciaire pour le régime proposé.
  7. De nombreux intervenants, dont le Centre pour la défense de l’intérêt public (CDIP), le Consortium des Opérateurs de Réseaux Canadiens Inc. (CORC), le Forum for Research and Policy in Communications (FRPC) du Canada, le professeur Michael Geist, l’Internet Society Canada Chapter (ISCC), OpenMedia/la CIPPIC, TekSavvy Solutions Inc. (TekSavvy) et l’Union des consommateurs, ont indiqué que le régime proposé ne sert pas les objectifs de la politique énoncés à l’article 7 de la Loi sur les télécommunications, et qu’il pourrait même nuire à l’atteinte de ceux-ci. En règle générale, la majorité de ces intervenants ont précisé que le blocage des sites Web impliqués dans la violation du droit d’auteur serait inefficace, injustifié et préjudiciable à la réalisation des objectifs de la politique, et que cela serait contraire aux principes de transport sur une base commune. Certains intervenants ont également soutenu que, si le Conseil acceptait une interprétation si large de l’article 7, sa compétence s’appliquerait à pratiquement tous les domaines de politiques publiques.
  8. En ce qui concerne l’objectif de la politique énoncé au paragraphe 7a) de la Loi sur les télécommunications, le FRPC a précisé que Franc-Jeu Canada n’avait pas expliqué en quoi l’élimination du principe de transport sur une base commune pourrait renforcer les secteurs de création et de radiodiffusion du Canada et favoriser le « développement ordonné » du système de télécommunication canadien. Le CDIP a soutenu que l’approbation de la demande de Franc-Jeu Canada par le Conseil aurait pour effet pratique de déconnecter les Canadiens, et non de les connecter.
  9. Le professeur Geist a indiqué que le régime proposé est contraire aux objectifs de la politique énoncés aux paragraphes 7b), 7c) et 7f) de la Loi sur les télécommunicationsNote de bas de page 10 pour les raisons suivantes :
    • le blocage de sites Web nuirait à l’offre de services de télécommunication fiables et abordables;
    • les petits FSI auraient à composer avec un désavantage sur le plan économique qui affecterait leur caractère concurrentiel sur le marché;
    • le blocage de sites Web est un recours disproportionné, il mène à un surblocage, il est inefficace et il risque de contrevenir à la neutralité du Net et aux droits à la vie privée, ce qui va à l’encontre de l’objectif visant à favoriser le libre jeu du marché.
  10. En ce qui a trait à l’objectif de la politique énoncé au paragraphe 7h), le CORC a déclaré que le régime proposé imposerait des coûts supplémentaires aux FSI et aux consommateurs, ce qui nuirait à la réalisation des objectifs de la politique concernant l’efficience, la proportionnalité, l’abordabilité et la compétitivité. Le FRPC a indiqué que si le Conseil acceptait l’interprétation générale de cet objectif de la politique proposé par Franc-Jeu Canada, sa compétence serait pratiquement illimitée pour les questions d’ordre social et économique. Le CDIP a fait valoir que les avantages présumés du régime proposé ne s’appliqueraient qu’aux exigences économiques des utilisateurs de services de radiodiffusion, et non à celles des utilisateurs de services de télécommunication.
  11. En ce qui a trait à l’objectif de la politique énoncé au paragraphe 7i), le CDIP, le FRPC et le professeur Geist ont fait valoir que le régime proposé ne servait pas cet objectif parce qu’il ne protège pas la vie privée.
  12. En ce qui concerne les articles 24 et 24.1 de la Loi sur les télécommunications, l’Association canadienne des radiodiffuseurs et TCI ont indiqué que le régime proposé est conforme aux pouvoirs du Conseil aux termes de ces articles, lesquels confèrent au Conseil le droit d’imposer des conditions de service aux entreprises de télécommunication et aux fournisseurs de services de télécommunication.
  13. En revanche, le CDIP a signalé que l’interprétation des articles 24 et 24.1 à la lumière de l’esprit général de la Loi sur les télécommunications révèle que le Conseil n’est autorisé à exercer son pouvoir de réglementation que dans le cadre des objectifs énoncés dans cette loi, qui n’englobent pas le respect des droits d’auteur. Le CDIP a soutenu que dans les rares cas où la Loi sur les télécommunications autorise la réglementation ou le blocage de contenu, elle le fait au moyen d’un libellé explicite, comme dans l’article 41 qui traite des télécommunications non sollicitées. Selon le CDIP, l’absence d’un tel libellé explicite dans les articles 24 et 24.1 signifie que ces articles ne peuvent être interprétés comme accordant au Conseil la compétence nécessaire pour ordonner le blocage de contenu aux fins de protection des droits d’auteur.
  14. Le Canadian Media Concentration Research Project (CMCRP) a fait valoir que l’article 24 de la Loi sur les télécommunications a traditionnellement été appliqué à un éventail assez étroit d’objectifs clairs de la politique de télécommunication. Il a ajouté que lorsque cette loi autorise le Conseil à réglementer le contenu des télécommunications, elle le fait de façon explicite (p. ex. télécommunications non sollicitées). Les intervenants qui s’opposaient à la demande, dont le CDIP, le CMCRP, le CORC, le FRPC, OpenMedia/la CIPPIC et TekSavvy, ont indiqué que l’article 36 a pour objet d’empêcher les FSI de contrôler le contenu et non de créer un régime obligatoire axé sur le blocage de contenu.
  15. Les intervenants ont également abordé la compétence du Conseil quant à la création de l’AIEP aux termes de l’article 70 de la Loi sur les télécommunications. TCI a indiqué que le Conseil a compétence pour établir un organisme anti-piratage en vertu de l’alinéa 70(1)a). En revanche, certains intervenants, dont le CMCRP, le FRPC et TekSavvy, ont signalé que l’article 70 n’accorde pas au Conseil l’autorisation explicite de nommer une commission d’enquête qui se pencherait indéfiniment sur les questions de droit d’auteur en ligne.
Contexte législatif plus large
  1. Franc-Jeu Canada a placé la Loi sur les télécommunications dans un cadre de lois fédérales connexes (Loi sur la radiodiffusion, Loi sur la radiocommunication et Loi sur le droit d’auteur) et a fait valoir que la mise en œuvre du régime proposé serait appropriée à l’intérieur de ce cadre. Tout particulièrement, Franc-Jeu Canada a soutenu que le régime proposé n’entrait pas en conflit avec la Loi sur le droit d’auteur.
  2. Même si Franc-Jeu Canada a reconnu que la Loi sur le droit d’auteur est un code exhaustif de droits et de recours, elle a soutenu que la création du régime proposé aux termes de la Loi sur les télécommunications n’entrerait pas en conflit avec l’intention qu’avait le législateur lorsqu’il a établi ce code. Franc-Jeu Canada a souligné les recours liés au piratage de signaux aux termes de la Loi sur la radiocommunication en tant que preuve que le législateur veut que les recours prévus par d’autres lois fédérales en ce qui concerne les droits d’auteur coexistent avec la Loi sur le droit d’auteur.
  3. Franc-Jeu Canada a également mentionné le fait que, dans le contexte des modifications récemment apportées à la Loi sur le droit d’auteur, le législateur a envisagé un certain nombre de mesures différentes pour lutter contre le piratage en ligne, pour finalement choisir le régime d’avis et avis à titre de mesure appropriée.
  4. Franc-Jeu Canada a soutenu qu’il y a des différences notables entre le régime proposé et le régime d’avis et retrait rejeté précédemment par le législateur; ainsi, la mise en œuvre du régime proposé ne serait pas incompatible avec l’intention du législateur lorsqu’il a rejeté ce régime. Franc-Jeu Canada a ajouté, par exemple, que le régime d’avis et retrait que le législateur a examiné était axé sur le contenu en infraction avec les droits d’auteur hébergé par les FSI, et non sur l’accès aux sites de piratage, et qu’il n’aurait pas été équitable sur le plan procédural puisqu’aucune partie indépendante n’aurait évalué l’allégation de violation de droits d’auteur.
  5. Un certain nombre d’intervenants s’opposant à la demande de Franc-Jeu Canada ont précisé que le régime proposé ne cadre pas avec la Loi sur le droit d’auteur parce qu’il vient perturber les recours concernant le droit d’auteur actuels et soigneusement équilibrés et qu’il est contraire à l’intention du législateur.
  6. De nombreux intervenants s’opposant au régime ont soutenu que le régime proposé a pour objet principal l’application du droit d’auteur et qu’il n’a pas sa place dans la Loi sur les télécommunications. Le CDIP, le CORC, le professeur Geist, l’ISCC, OpenMedia/la CIPPIC et l’Open Privacy Research Society ont fait valoir que le Conseil n’a pas compétence pour mettre en œuvre le régime proposé, parce qu’il devrait déterminer qu’il y a eu violation du droit d’auteur et que la Loi sur les télécommunications ne lui confère pas le pouvoir de rendre des décisions en lien avec des questions de droits d’auteur. Certaines de ces parties ont laissé entendre qu’il faudrait que le législateur donne une compétence additionnelle au Conseil pour qu’il puisse mettre en œuvre le régime proposé.
  7. L’Association des bibliothèques de recherche du Canada, le CORC et OpenMedia/la CIPPIC ont fait remarquer que la Cour suprême du Canada a tranché que le Conseil ne peut pas prendre de règlements qui entrent en conflit avec la Loi sur le droit d’auteur. OpenMedia/la CIPPIC ont ajouté que le régime proposé est incompatible avec le « régime ciblant les personnes facilitant la contravention de droits d’auteur » soigneusement équilibré de la Loi sur le droit d’auteur, régime qui permet aux titulaires de droits d’auteur de poursuivre en justice quiconque offre des services principalement dans le but de faciliter des violations de droits d’auteur en ligne.
  8. Le professeur Geist a indiqué que les modifications apportées en 2012 à la Loi sur le droit d’auteur comprenaient de nouvelles dispositions visant à cibler les entités qui facilitent les violations de droits d’auteur. Il a soutenu que ces modifications sont un puissant outil qui pourrait être utilisé pour octroyer des montants importants au moyen de dommages-intérêts préétablis et pour obtenir une injonction en faveur de tierces parties innocentes servant d’intermédiaires dans certaines circonstances, tel qu’il a été illustré par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Google Inc. c. Equustek Solutions Inc., [2017] 1 RCS 824.
  9. L’ISCC a fait valoir qu’une interprétation harmonieuse de la législation ne permet pas de penser que le législateur souhaitait que le Conseil se serve de son mandat concernant les télécommunications pour appliquer d’autres lois.
  10. L’Association des bibliothèques de recherche du Canada, le CDIP, le FRPC et OpenMedia/la CIPPIC ont soutenu que le blocage de sites Web, qui est le seul recours du régime proposé, l’emporte sur les recours, les restrictions, les exceptions, les moyens de défense et le contrôle judiciaire rigoureux qu’offre la Loi sur le droit d’auteur. Le CDIP a également soutenu que le régime proposé irait à l’encontre de la Loi sur le droit d’auteur en imposant aux FSI des obligations en matière de droit d’auteur, alors que cette loi exempte les intermédiaires tels que les FSI de ces obligations. Le CORC a précisé que les droits et les recours créés en application de la Loi sur le droit d’auteur étaient complets et que le régime proposé rendrait non pertinent le régime d’avis et avis prévu par cette loi.
  11. L’Union des consommateurs a indiqué que la mise en œuvre du régime proposé entraînerait la création d’un nouveau recours pour les titulaires de droits d’auteur, ce qui nécessiterait une modification législative.
  12. L’ISCC a fait remarquer qu’aux termes de l’article 41.24 de la Loi sur le droit d’auteur et du paragraphe 20(2) de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour fédérale et les tribunaux des provinces ont compétence pour accorder des recours en cas de violation du droit d’auteur.

Résultats de l’analyse du Conseil

  1. Le Conseil doit établir sa compétence en vertu de la Loi sur les télécommunications pour examiner la question de la demande de Franc-Jeu Canada avant de pouvoir évaluer tout autre aspect de la demande, dont les répercussions du piratage de droits d’auteur en ligne, le fait que ces répercussions justifient ou non la prise de mesures par le Conseil et, le cas échéant, le caractère approprié du régime proposé en tant que mesure. Pour ce faire, il doit procéder à un exercice d’interprétation des lois.
  2. La méthode acceptée d’interprétation des lois au Canada est la suivante : « […] il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateurNote de bas de page 11. » Par conséquent, le Conseil doit évaluer si le sens ordinaire et grammatical des termes des dispositions pertinentes de la Loi sur les télécommunications appuierait l’adoption du régime proposé. Le Conseil doit aussi évaluer si son interprétation des lois est appuyée par l’objet des dispositions pertinentes, comme il ressort des dispositions connexes et de la Loi sur les télécommunications dans son ensemble. De plus, la loi devrait être interprétée de façon harmonieuse avec d’autres lois fédérales traitant d’objets connexes.
  3. Franc-Jeu Canada s’est fondée sur les articles 24 et 24.1 de la Loi sur les télécommunications pour établir la compétence au Conseil d’ordonner aux FSI de bloquer certains sites Web, ce qui est au cœur du régime proposé. Prise séparément du reste de la Loi sur les télécommunications, une analyse textuelle étroite de ces articles suggère que les pouvoirs conférés sont importants. Toutefois, lorsque les articles 24 et 24.1 sont interprétés dans le contexte général des lois fédérales connexes, il est évident que l’interprétation large de ces articles qui est nécessaire pour conférer au Conseil la compétence requise pour mettre en œuvre le régime proposé créerait un conflit direct avec la Loi sur le droit d’auteur et l’intention du législateur en ce qui concerne les recours en matière de droit d’auteur.
  4. De même, lorsque les articles 24 et 24.1 sont interprétés dans le contexte de la Loi sur les télécommunications dans son ensemble, une analyse contextuelle et téléologique démontre que ces articles ne confèrent pas au Conseil la compétence nécessaire pour mettre en œuvre le régime proposé.
  5. La Cour suprême du Canada a reconnu que la Loi sur les télécommunications faisait partie d’un régime législatif fédéral plus large traitant d’un objet connexe, régime qui comprend la Loi sur la radiodiffusion, la Loi sur la radiocommunication et la Loi sur le droit d’auteurNote de bas de page 12. Ces lois sont présumées avoir été rédigées en lien les unes avec les autres afin de traiter l’objet en question de façon cohérente et uniforme.
  6. Le législateur a prévu la Loi sur le droit d’auteur comme un régime du droit d’auteur exhaustif. Par conséquent, le libellé d’une autre loi doit être clair si cette loi vise les droits et les recours en matière de droits d’auteur indépendamment de la Loi sur le droit d’auteur. Par exemple, l’article 18 de la Loi sur la radiocommunication utilise un libellé exprès pour établir des recours supplémentaires concernant le droit d’auteur.
  7. Cependant, les articles 24 et 24.1 de la Loi sur les télécommunications ne contiennent pas de termes explicites conférant compétence en matière de droits d’auteur au Conseil. Prévoir de nouveaux recours concernant le droit d’auteur aux termes de la Loi sur les télécommunications en l’absence d’un libellé clair serait incompatible avec l’intention du législateur lorsqu’il a prévu un code exhaustif en matière de droit d’auteur dans la Loi sur le droit d’auteur.
  8. L’interprétation qu’il convient de donner aux articles 24 et 24.1 de la Loi sur les télécommunications est également influencée par le fait que, lorsque le législateur a modifié la Loi sur le droit d’auteur en 2012, il a examiné et rejeté des régimes d’avis et retrait semblables au régime proposé, préconisant un régime d’avis et avis. L’interprétation des articles 24 et 24.1 comme conférant au Conseil la compétence d’imposer le régime proposé serait incompatible avec l’esprit et l’objet de la Loi sur le droit d’auteur.
  9. Il existe également une contradiction claire entre le régime proposé et les exemptions des FSI établies à l’alinéa 2.4(1)b) et à l’article 31.1 de la Loi sur le droit d’auteur concernant le rôle que les fournisseurs de services de télécommunication (comme les FSI) devraient jouer dans l’exécution des droits prévus par cette loi. L’alinéa 2.4(1)b) exempte expressément les personnes qui fournissent simplement les moyens de télécommunication de la responsabilité relative à la communication d’œuvres protégées par le droit d’auteur. L’article 31.1 exempte de toute responsabilité les FSI exécutant couramment certaines fonctions de réseau (comme les activités de mise en antémémoire et d’hébergement) à l’égard de la violation du droit d’auteur. Le régime proposé est incompatible avec la Loi sur le droit d’auteur, car il cherche à imposer aux FSI de nouvelles obligations et de nouveaux recours en matière de droits d’auteur, alors que cette loi exempte expressément les entités qui servent d’intermédiaires pour les télécommunications de la responsabilité relative au respect des droits d’auteur.
  10. Tel que souligné précédemment, le régime proposé exige que les articles 24 et 24.1 de la Loi sur les télécommunications soient interprétés d’une manière qui crée une contradiction contextuelle et téléologique directe avec la Loi sur le droit d’auteur. De plus, une telle interprétation de la compétence accordée au Conseil par la Loi sur les télécommunications est contraire au principe visant à interpréter les articles de façon harmonieuse avec les lois connexes.
  11. Les articles adjacents aux articles 24 et 24.1 de la Loi sur les télécommunications n’appuient pas la théorie selon laquelle les pouvoirs généraux conférés au Conseil aux termes des articles 24 et 24.1 visent à s’étendre au blocage de sites Web dans le but de lutter contre le piratage de droits d’auteur. Ces articles existent dans un groupe de dispositions connexes axées sur les tarifs et les conditions d’offre et de fourniture des services de télécommunication. Ils ne mentionnent pas les interventions à l’égard de questions de droits d’auteur, comme il est énoncé explicitement dans la Loi sur le droit d’auteur.
  12. D’autres articles de la Loi sur les télécommunications utilisent un libellé explicite dans les dispositions qui portent sur une intervention fondée sur le contenu à une fin précise. Par exemple, l’article 41, qui traite des télécommunications non sollicitées, utilise un libellé clair qui permet au Conseil de réglementer l’utilisation des télécommunications en fonction de leur contenu. Lorsque lus dans le contexte plus large de la Loi sur les télécommunications, les articles 24 et 24.1 accordent au Conseil le pouvoir d’imposer des conditions relativement à l’offre et à la fourniture de services de télécommunication, mais pas le pouvoir d’intervenir sur le contenu aux fins du droit d’auteur.
  13. L’article 36 de la Loi sur les télécommunications limite la capacité des entreprises à contrôler le contenu des messages transmis par l’entremise de leurs réseaux sans l’autorisation préalable du Conseil. Bien que cet article accorde au Conseil le pouvoir explicite d’autoriser un FSI à bloquer un site Web, le régime proposé irait plus loin et exigerait un tel blocage en vertu d’une ordonnance du Conseil. Étant donné que l’article 36 confère un pouvoir d’autorisation et non un pouvoir de contrainte, le pouvoir d’exiger le blocage doit figurer ailleurs et ce pouvoir doit se rattacher à un sujet qui s’inscrit clairement dans la compétence du Conseil en vertu de la Loi sur les télécommunications.
  14. De plus, aux termes de l’article 47 de la Loi sur les télécommunications, le Conseil est tenu d’exercer les pouvoirs et fonctions que lui confère cette loi, y compris ceux prévus aux articles 24 et 24.1, de manière à réaliser les objectifs de la politique de télécommunication établis à l’article 7 de cette loi, entre autres.
  15. En règle générale, les objectifs de la politique énoncés à l’article 7 de la Loi sur les télécommunications portent sur le développement et l’accession à la propriété de l’infrastructure et des services de télécommunication, et sur les conditions de fourniture de services de télécommunication aux utilisateurs de services de gros et de détail. La Cour suprême du Canada a résumé l’objet de la Loi sur les télécommunications à la lumière des objectifs de politique comme visant « à promouvoir et à réglementer le développement ordonné au Canada d’une infrastructure de télécommunications fiable, abordable et efficace »Note de bas de page 13. D’après le Conseil, le régime proposé ciblerait ces objectifs de la politique seulement de manière accessoire, étant donné qu’il répond à un besoin social et économique. Les conclusions de la Cour suprême en ce qui a trait aux objectifs de la Loi sur la radiodiffusion sont également applicables à l’interprétation des objectifs de la politique figurant dans la Loi sur les télécommunications : « […] établir l’existence d’un lien – aussi ténu soit-il – entre un règlement projeté et un objectif de politique énuméré à l’art. 3 de la Loi [sur la radiodiffusion] [ne] constitue [pas] un critère suffisant pour donner compétence au CRTC »Note de bas de page 14.
  16. Les objectifs de la politique énoncés dans la Loi sur les télécommunications procurent au Conseil une grande marge de manœuvre pour aborder les besoins sociaux et économiques de manière globale. Par exemple, le Conseil a abordé des questions de sécurité publique (p. ex. par la réglementation des services 9-1-1 et d’alertes sans fil au public) et d’accessibilité (p. ex. par la réglementation du service de relais vidéo). Cependant, dans le cas du régime proposé, qui concerne fondamentalement l’application de la Loi sur le droit d’auteur en l’absence d’un mécanisme d’application précis établi par le législateur, tout lien avec les objectifs de la politique établis dans la Loi sur les télécommunications est ténu, de sorte que le Conseil ne peut conclure à l’existence d’une compétence de sa part.
  17. Compte tenu de tout ce qui précède, le Conseil détermine qu’il n’a pas compétence aux termes de la Loi sur les télécommunications pour mettre en œuvre le régime proposé. Par conséquent, il n’étudiera pas le bien-fondé de mettre en œuvre ce régime. Le Conseil rejette donc la demande de Franc-Jeu Canada.
  18. Le Conseil reconnaît que le dossier de la présente instance démontre que le piratage de droits d’auteur cause un préjudice au système canadien de radiodiffusion et à l’économie en général, mais que les renseignements fournis ne sont pas suffisants pour quantifier la nature et la portée de ce préjudice.
  19. Le Conseil fait remarquer qu’il existe des mécanismes d’application pour lutter contre le piratage de droits d’auteur en ligne. Il existe aussi d’autres approches pour examiner plus exhaustivement les moyens possibles de réduire au minimum ou de gérer les répercussions du piratage de droits d’auteur, notamment l’examen par le législateur de la Loi sur le droit d’auteur et l’examen par le comité d’experts de la Loi sur les télécommunications et de la Loi sur la radiodiffusion. Ces deux examens sont en cours.

Requêtes procédurales

  1. Les intervenants ont fait un certain nombre de requêtes procédurales pour obtenir de nouvelles possibilités de présenter des mémoires et des éléments de preuve. Le Conseil a également reçu des demandes visant le retrait du dossier de certains éléments de preuve déposés en réplique ou la possibilité pour les parties de répondre à ces éléments. Compte tenu de sa décision de rejeter la demande de Franc-Jeu Canada pour des motifs de compétence et de ne pas prendre d’autre mesure pour le moment, le Conseil rejette ces requêtes procédurales.

Secrétaire général

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