Un Canada créatif : Analyse de la réponse gouvernementale canadienne #verslenumérique

Auteur : Hélène Aucoin

Université d’attache : Université du Québec à Montréal

Niveau d’études : Maîtrise en communication

Titre de l’article : Un Canada créatif : Analyse de la réponse gouvernementale canadienne #verslenumérique

Auteur : Hélène Aucoin

En septembre 2016, Mélanie Joly, alors ministre du Patrimoine canadien, lançait une consultation publique concernant la place des contenus canadiens dans un monde numérique dans le but d’évaluer et moderniser nos politiques culturelles. Il faut dire que l’absence de réglementation des géants numériques américains, comme Netflix, Google et Facebook, qui offrent leurs services au Canada, constitue une concurrence déloyale selon plusieurs membres du milieu culturel (Bourgault-Côté, 2018b) et politiciens (Nantel, 2017). Rappelons que les entreprises de distribution de radiodiffusion (EDR) canadiennes doivent répondre aux cadres réglementaires et législatifs régis par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), mais que les entreprises numériques n’y sont pas soumises. En effet, ce type d’entreprises ne se retrouve pas explicitement dans la Loi sur la radiodiffusion (1991) et fait l’objet, depuis 1999, de l’Ordonnance d’exemption relative aux entreprises de radiodiffusion de médias numériques (OEMN) du CRTC. Les différentes entreprises de télévision par contournement (TPC) autant canadiennes (tou.tv, crave.tv, Club illico) qu’américaines (Netflix, Amazon Prime Video) sont donc assujetties à cette ordonnance. Ainsi, avec ces joueurs étrangers, le système canadien de radiodiffusion n’est donc plus totalement « la propriété des Canadiens et sous leur contrôle » (Loi sur la radiodiffusion, 1991, 3.1.a), ce qui agissait comme un moyen de défense culturelle. À cet effet, selon Armstrong (2015), les entreprises numériques étrangères pourraient ne pas percevoir l’importance de leur rôle dans l’atteinte des objectifs de la politique culturelle canadienne. Elles sont donc plus susceptibles de défier les politiques culturelles canadiennes afin de protéger leurs propres intérêts.

Au même moment, les données recueillies par le CRTC et Statistique Canada permettent de constater que de plus en plus de Canadiens délaissent leur abonnement aux EDR : 82,8 % des ménages canadiens étaient abonnés à la télévision en 2012, alors qu’en 2016, 74,8 % y sont abonnés (CRTC, 2018). Le temps d’utilisation de plateformes numériques pour visionner de la télévision en ligne étant en hausseNote de bas de page 1, il s’effectue un déplacement des auditoires vers les plateformes numériques, ce qui remet en cause le financement de l’écosystème culturel canadien. En effet, la diminution du nombre d’abonnés aux EDR entraine la baisse de la contribution de celles-ci au Fonds des médias canadiens (FMC) qui aide à financer la production de contenus canadiens. En trois ans, le Fonds a chuté de près de 50 millions de dollars, passant de 400 millions à 350,5 millions (Bourgault-Côté, 2018a). En regard de cette transition vers le numérique, l’absence de réglementation concernant la promotion ou la production de contenus canadiens sur ces plateformes pourrait donc avoir des répercussions sur l’essor de la culture canadienne.

Intrinsèquement reliée au sort de l’identité canadienne, l’élaboration d’une politique culturelle est un enjeu primordial pour le Canada. Différents comités d’études ont été mandatés dans le but de mieux comprendre les enjeux entourant la culture et la communication, tels que la commission Aird (1929), la commission Massey (1951), le comité Applebaum-Hébert (1981) et le groupe de travail Caplan-Sauvageau (1986). En regard de notre proximité avec la frontière étatsunienne, ces études ont émis des recommandations pour s’assurer que le territoire canadien ne devienne pas « un simple satellite de diffusion américaine » (Groupe de travail sur la politique de la radiodiffusion, 1986, p. 745). D’ailleurs, le rapport Caplan-Sauvageau avait souligné que malgré les années qui nous séparent de ces comités d’études, les problématiques sont pratiquement les mêmes, car celles-ci se renouvellent au gré des progrès technologiques.

À titre d’exemple, en 1985, le groupe de travail Caplan-Sauvageau avait pour mandat d’évaluer l’efficacité de la Loi sur la radiodiffusion qui datait de l’an 1968. Dans leur rapport, les enjeux relatifs à l’arrivée de la câblodistribution et de la télévision par satellite américaine avaient été étudiés attentivement. On avait alors souligné l’importance de répondre à ces nouveaux défis spécifiant que « [c]omprendre les conséquences de la technologie est une chose, les accepter sans réagir en est une autre » (Ibid., p. 86). Il apparaissait donc urgent d’établir des mesures pour « aider les Canadiens à conserver leur identité » (Ibid.) et que ces objectifs collectifs soient adoptés autant par le secteur public que privé.

Aujourd’hui, alors que des joueurs étrangers ont intégré l’écosystème culturel canadien, le gouvernement fédéral n’adopte pas un ton aussi alarmiste. Ces changements technologiques semblent représenter non pas un danger pour la protection de la culture, mais plutôt des opportunités d’affaires pour développer l’économie créative du Canada. Du moins, c’est ce qui transparait dans la consultation publique et le cadre stratégique du gouvernement.

La consultation #verslenumérique

La consultation publique #verslenumérique a été lancée par le ministère du Patrimoine canadien. Il s’agit d’une consultation pancanadienne qui s’est effectuée par des tables rondes dans six villes canadiennes, ce qui a permis de discuter avec 235 intervenants du secteur culturel canadien. Une plateforme numérique avait aussi été mise à la disposition des Canadiens afin que ceux-ci puissent soumettre leurs propositions. Les objectifs de la consultation consistaient à obtenir « les avis d’une grande variété de créateurs, d’intervenants culturels et de citoyens afin de déterminer ce qui doit être fait pour continuer de soutenir l’économie créative du Canada » (RC, p. 6).

Cadre stratégique : un Canada créatif

En septembre 2017, le ministère du Patrimoine canadien dévoile son cadre stratégique qui présente « la voie à suivre » pour encadrer et faire croitre le secteur créatif canadien. Même si ce cadre rappelle les responsabilités du gouvernement quant à la protection de la culture et le rayonnement de la diversité culturelle canadienne, son accueil est plutôt difficile dans le milieu culturel vu l’annonce de l’entente d’investissement avec Netflix (Angers, 2017). Une entente qui ne fut pas discutée lors de cette consultation (Radio-Canada, 2017). Le cadre stratégique n’impose donc pas de nouvelle réglementation ou de taxe à l’égard de ce qu’il nomme des « nouveaux intervenants et partenaires » du monde numérique. On y apprend plutôt l’intention du gouvernement d’« obtenir des engagements de la part des entreprises mondiales offrant des services Web aux Canadiens » (CS, p. 26). Il est dit que cette mesure assurera que les services en ligne demeurent accessibles et abordables, puisque cela est « un enjeu important pour les Canadiens » (Ibid.). Ainsi, la ministre Mélanie Joly profite de cette occasion pour annoncer la toute première entente de ce genre conclue avec l’entreprise de TPC américaine Netflix. L’entreprise s’est engagée à établir une présence physique en sol canadien et à investir une somme minimale de 500 millions de dollars canadiens au cours des cinq années à venir afin de promouvoir le contenu canadien. De plus, 25 millions supplémentaire viseront à soutenir le développement du marché francophone. Cependant, cette entente ne contient pas de mandat culturel, notamment en ce qui concerne un quota de production de contenus francophones.

Analyse de la réponse gouvernementale

Face aux bouleversements actuels de l’écosystème culturel et télévisuel canadien, nous nous sommes questionnés sur l’idéologie qui façonne le discours actuel en ce qui concerne l’établissement d’une politique culturelle à l’ère numérique. Dans ce travail, nous analysons des documents entourant le processus de consultation publique afin d’en identifier la nature des processus idéologiques. Notre corpus d’analyse est composé de quatre documents :

  1. Un communiqué de mai 2016 : « Renforcer la création, la découverte et l’exportation de contenu canadien dans un monde numérique » (PC)
  2. Le document des conclusions de la préconsultation : «Le Canada dans un monde numérique : Orienter la conversation : Document de consultation » (DC), publié en septembre 2016
  3. Le rapport des consultations pancanadiennes : « Ce que nous avons entendu aux quatre coins du Canada : La culture canadienne dans un monde numérique : Rapport de consultation» (RC), publié en février 2017
  4. Le cadre stratégique du Canada créatif (CS), publié en septembre 2017

Pour analyser ces documents, nous avons privilégié la méthode d’analyse critique du discours (CDA) (Dijk [2006, 2011], Machin et Mayr [2012]) à laquelle nous avons lié un cadre théorique socio-communicationnel (Dardot et Laval [2009], Filion [2006], Freitag [1986], Throsby [2001]). Nous avons choisi l’analyse critique du discours puisqu’il s’agit d’une méthodologie interdisciplinaire qui cherche à faire émerger l’idéologie des pratiques discursives, ce qui permet :

d’exposer les stratégies qui apparaissent normales ou neutres à la surface, mais qui peuvent en fait être idéologiques et qui cherchent à façonner la représentation des événements et des personnes selon des fins particulièresNote de bas de page 2. (Machin et Mayr, 2012, p. 5)

L’aspect « critique » de cette approche fait référence à la « dénaturalisation » du langage effectuée lors de l’analyse pour en faire jaillir « les types d’idées, d’absences et de postulats dans les textesNote de bas de page 3 » (Ibid.). Nous présentons dans ce travail les définitions de deux thématiques liées à la problématique identifiée, soit la culture et les industries culturelles. En repérant l’identité, les rôles, les valeurs, les buts et les défis associés à ces thématiques, des éléments où l’idéologie est prédisposée à transparaitre (Dijk, 2006) et en établissant des liens aux concepts de notre cadre théorique, nous serons en mesure de reconstruire l’idéologie qui caractérise le discours.

La définition de la culture

L’importance des contenus culturels canadiens dans la formation de l’identité canadienne a été rappelée au cours de cette consultation. Ces contenus ont permis à la population de partager des expériences communes malgré le vaste territoire canadien. Il est dit que la culture agit comme un reflet de notre identité et que « la diversité du Canada est une force, et une culture qui reflète cette diversité renforce notre démocratie » (DC, p. 8). Il est mentionné que la culture est principalement « un phénomène social» et « le potentiel non réalisé de la culture » constitue « un moteur de la croissance économique » (PC, p. 4), c’est-à-dire, une source de revenus potentiels. À cet effet, plusieurs pays seraient à la recherche de moyens pour « puiser dans le potentiel inexploité de la culture » (DC, p. 10).

C’est à travers les contenus créatifs et les institutions que le rôle de la culture est exprimé de manière plus exhaustive :

Le contenu créatif est essentiel à la vitalité communautaire, à la transmission de la langue et à la fierté collective : outre l’école, les médias locaux, la musique, le théâtre, les institutions culturelles sont des éléments fondamentaux de la vitalité de nos deux langues officielles partout au pays. (CS, p. 18)

D’autre part, autant les participants de la consultation que le gouvernement ont utilisé l’idée de « l’image de marque » comme un outil pouvant favoriser la mise en marché de la culture. Plus spécifiquement, le cadre stratégique rappelle la nécessité de « renforcer l’image de marque d’un Canada créatif et de ses créateurs à l’échelle internationale » (CS, p. 28). L’élaboration de cette image de marque sera aussi un élément du mandat du Conseil des industries créatives (CIC) que le gouvernement désire créer. Ainsi, outre la nature sociale de la culture et ses effets bénéfiques pour « renforcer le tissu social », le gouvernement s’appuie sur les propos du Forum économique mondial pour soutenir que la culture « est au cœur de l’économie créative » (DC, p. 10) :

Dans trente ans, les arts et la culture seront des éléments encore plus importants de toutes les économies performantes. Le Forum économique mondial a récemment révélé que la « créativité » était de plus en plus considérée comme une compétence prioritaire. (Ibid.)

Au Canada, la créativité serait même bonifiée par la diversité culturelle puisque celle-ci stimule « la créativité, la pensée originale et l’appétit pour l’expérimentation, qui sont des ingrédients essentiels de l’économie créative » (Ibid.). Il est spécifié que « [l]ivrer une concurrence mondiale ne signifie pas se fondre dans la masse, mais plutôt affirmer sa singularité et la raconter avec fierté » (CS, p. 27). En même temps, il est dit que la diversité du Canada fait en sorte que « [l]a population canadienne est à l’image du monde et sa diversité constitue l’avantage concurrentiel du Canada » (Ibid.).

Il est rappelé que trois valeurs constituent le « contrat social » entre le gouvernement canadien et la population canadienne. Ce sont les valeurs à la base de la Loi sur la radiodiffusion, c’est-à-dire la dualité linguistique (les deux langues officielles du pays), la diversité culturelle et la relation renouvelée avec les autochtones. Le cadre stratégique « un Canada créatif » doit donc respecter ces valeurs.

Finalement, le respect du droit d’auteur constitue un défi pour la culture et les contenus culturels. Celui-ci est décrit comme « un outil important qui donne aux créateurs le pouvoir nécessaire pour réussir sur un marché mondial concurrentiel » (CS, p. 18). Il s’agit d’un « élément essentiel de notre économie créative », puisque la mise en place d’un « régime de droit d’auteur efficace » permet aux créateurs de « tirer profit de la valeur de leurs œuvres » tout en rendant accessible « une vaste gamme de contenu culturel » (CS, p. 18) aux consommateurs. Ainsi, le droit d’auteur est un aspect primordial pour développer l’économie créative. Le cadre réglementaire devra donc être efficace pour faire fructifier cette économie et être profitable autant pour les créateurs et les utilisateurs canadiens.

Une culture à fonction économique

Afin d’analyser la définition privilégiée par le gouvernement, nous nous sommes référés aux travaux de Throsby (2001) qui comportent une définition anthropologique et une définition fonctionnelle de la culture. L’application de ces deux définitions à la représentation de la culture dans notre corpus nous permet d’illustrer la transition vers la notion d’une culture qui, bien qu’elle nous démarque en tant qu’identité culturelle canadienne, se voit aussi attribuer le rôle d’une « marque » à fonction marchande. Voyons plus explicitement les liens que nous pouvons établir avec ces notions théoriques.

La définition anthropologique de Throsby (2001) suggère que les diverses formes de manifestations de la culture ont pour but de nous différencier en tant que groupe. Autrement dit, elles rendent distinctive chaque culture les unes des autres.

Cela est effectivement suggéré dans le corpus lorsqu’on spécifie que nos produits culturels stimulent « notre sentiment d’appartenance » (PC, p. 1) et que l’on souligne l’importance « d’affirmer sa singularité » ainsi que de faire rayonner notre diversité culturelle. Cependant, la diversité culturelle semble être particulièrement bénéfique du point de vue économique, lorsqu’on rappelle qu’il s’agit de « l’avantage concurrentiel du Canada » (CS, p. 27).

La diversité culturelle est une des caractéristiques définissant la « marque canadienne ». Cette image de marque est un élément dont le Conseil des industries créatives (CIC)Note de bas de page 4 devra aider à élaborer « pour stimuler la demande étrangère à l’égard du contenu créatif canadien » (CS, p. 29). La culture est donc valorisée par sa capacité d’intégration à la logique du marché économique et l’image de marque du « Canada créatif » vise à favoriser cette même logique. D’un point de vue critique, ce processus de création d’une « marque canadienne » suggère de formaliser la culture selon des caractéristiques qui nous démarquent sur le marché économique. Ainsi, la culture n’est plus uniquement ce qui nous définit en tant que groupe, mais ce qui fait de nous une « marque » possédant un potentiel de croissance sur le marché. L’adoption d’une telle vision de la culture permet alors d’assurer son développement économique, mais aussi sa pérennité dans le monde numérique.

Allons à présent vers la définition fonctionnelle de Throsby (2001) qui établit trois catégories nécessaires pour définir ce qui constitue des activités culturelles, soit : l’implication d’une forme de créativité, la manifestation d’une valeur symbolique et l’intégration d’une forme de propriété intellectuelle.

L’implication de la créativité dans la culture a été mise de l’avant dans cette consultation. La créativité caractérise en soi la « vision » de la culture du gouvernement, ce dernier ayant comme objectif de faire du pays « un Canada créatif ». Comme le Forum économique mondial, le gouvernement considère que la créativité et l’innovation seront de plus en plus au centre de l’économie et qu’elles permettront « la création d’emplois et le développement économique » (CS, p. 5). Même si les créateurs sont au centre de la nouvelle approche du cadre stratégique canadien, nous avons pu constater que dès le premier communiqué du gouvernement, la créativité prend un rôle plus formel, c’est-à-dire celui d’agir comme « le vecteur qui fait progresser l’économie, la société et la qualité de vie de la population » (PC, p. 1).

En ce qui concerne la présence d’une valeur symbolique dans les activités culturelles, nous avons pu discerner différentes manières d’en faire mention dans le corpus, soit la valeur symbolique de la culture, les valeurs à la base de la Loi sur la radiodiffusion et finalement la mise en valeur économique des contenus. Dans un premier temps, la valeur symbolique des contenus culturels a été discutée et débattue par les participants de la consultation, que ce soit pour tenter de déterminer ce qui la constitue ou encore pour réitérer l’importance de financer les contenus qui représentent une valeur culturelle malgré leur manque de rentabilité. Le terme « valeur » est utilisé par le gouvernement dans le cadre stratégique pour identifier « les valeurs qui doivent soutenir notre approche : la dualité linguistique, la diversité culturelle et une relation renouvelée avec les Peuples autochtones » (CS, p. 6). Finalement, dans le cadre stratégique, ce terme est utilisé plus fréquemment selon une connotation économique, c’est-à-dire pour exprimer la valeur marchande que possèdent les contenus canadiens ou pour suggérer des moyens de « mettre en valeur » le secteur culturel.

En ce qui concerne le troisième élément de la définition fonctionnelle de Throsby, c’est-à-dire la présence d’une forme de propriété intellectuelle, rappelons que les difficultés du respect du droit d’auteur dans les médias numériques ont été discutées lors de la consultation. On a alors spécifié qu’il s’agit d’« un outil important qui donne aux créateurs le pouvoir nécessaire pour réussir sur un marché mondial concurrentiel » (CS, p. 18). Ainsi, la propriété intellectuelle y est présentée comme un enjeu économique, car c’est ce qui permet de faire croitre l’économie créative.

Nous pouvons donc constater que les trois aspects de la définition fonctionnelle de Throsby sont reliés à des caractéristiques qui intègrent la culture à la logique marchande. Si la culture appelle à la créativité, celle-ci représente un vecteur de progrès pour l’économie. Si les activités culturelles produisent une forme de valeur symbolique en « renforçant le tissu social » elles permettent de « stimuler » ou « favoriser » la croissance économique du secteur culturel. De plus, « le potentiel non réalisé de la culture » constitue « un moteur de la croissance économique » (DC, p. 4), un « bassin » dans lequel on peut « puiser ». Soutenir toutes les formes de culture évite donc de négliger d’autres potentialités de croissance économique. Similairement, il a été dit que la diversité culturelle stimule plusieurs « ingrédients essentiels de l’économie créative » (DC, p. 10). Finalement, le respect du droit d’auteur assurera la réussite des créateurs sur les plateformes numériques. Ainsi, tous ces éléments semblent mettre en place des opportunités d’affaires afin de favoriser l’exploitation du potentiel économique de la culture canadienne, et ce, dans l’objectif de faire du Canada « l’une des économies créatives les plus dynamiques et les plus performantes du monde » (DC, p. 2).

Innovation et créativité dans la culture

L’idée que la culture soit au centre de l’innovation est fréquente dans l’ensemble du corpus étudié. Cette thématique s’articule dès le communiqué qui soutient que le caractère innovateur de la culture canadienne représente « un énorme potentiel pour la croissance économique et la prospérité au Canada » (PC, p. 1). Si nous avons pu constater l’omniprésence de la thématique de l’innovation, nous avons remarqué que cette thématique figure aussi dans les plus récents rapports de la Convention de l’UNESCO, une convention dont le Canada est signataire. Ces rapports soulignaient l’importance de « plaider en faveur de l’innovation politique aux niveaux national et international » ou encore « le potentiel de catalyseur de l’innovation » (UNESCO, 2017) que possèdent les industries culturelles.

Or, certains chercheurs de la CDA suggèrent que ce choix de vocabulaire a une incidence sur l’interprétation d’un discours et qu’il s’agit d’une rhétorique propre au langage des affaires (Machin et Mayr, 2012). Bien que l’utilisation des concepts d’« innovation » et de « créativité » donne un ton plus « excitant et actif » à un discours, cela a pour effet de le faire rester en surface. Autrement dit, ces termes n’aident pas à rendre compte de la problématique fondamentale sous-jacente qui est généralement de nature structurelle (Ibid.). En ce qui nous concerne, nous pourrions établir que la structure législative et les rapports de pouvoir dans l’écosystème culturel canadien sont des problématiques mises de côté par ce choix lexical. La question d’accès aux « canaux d’influence en radiodiffusion » a d’ailleurs été étudiée par Raboy (1995) à la suite du processus de révision de la Loi sur la radiodiffusion en 1991. En pleine croissance économique, l’industrie de la câblodistribution a su tirer son épingle du jeu :

Mieux organisée que les autres, représentée à Ottawa par une association exerçant un lobby parmi les plus efficaces du pays, l’industrie de la câblodistribution a tenu un discours cohérent et convainquant sur la place publique. Elle a aussi réussi à vendre aux décideurs sa vision du système de radiodiffusion […]. (Ibid., p. 117-118)

Cette réalité semble se répéter aujourd’hui alors que de nouveaux joueurs d’origine étrangère se sont ajoutés au jeu des rapports de pouvoir et possèdent des représentants à Ottawa. Or, à défaut d’adresser ces enjeux structuraux, la stratégie canadienne met l’accent sur les capacités d’innovation et de créativité du pays comme le centre de la solution permettant d’assurer la place des contenus canadiens à l’ère numérique. C’est ce qui transparait aussi en ce qui concerne les industries culturelles, qui sont intégrées à « l’économie créative ».

La définition des industries culturelles

Compte tenu des spécificités des différents acteurs qui composent les industries culturelles, nous avons divisé cette partie en deux sous-sections. Nous présenterons d’abord ce qui est relatif au secteur culturel et aux industries culturelles canadiennes. La deuxième sous-section concernera le secteur des médias numériques — particulièrement d’origine internationale.

Les industries culturelles canadiennes

Nous avons vu que tout au long de ce processus de consultation, les industries culturelles sont intégrées au concept d’industries créatives. L’usage de ce terme répond à la demande « d’élargir la définition du terme “industries culturelles” pour qu’il englobe la réalité concrète du secteur culturel et de ses retombées » (CS, p. 12). Ainsi, le secteur culturel possède comme base « le patrimoine, les arts et les industries culturelles — livres, magazines, journaux, créations audiovisuelles (cinéma et télévision) et musique » (Ibid.). Quant au terme « industries créatives », il est utilisé « délibérément » :

pour désigner un large éventail d’industries qui contribuent au secteur de la création : design, mode, architecture, jeux vidéo, médias numériques, récits multiplateformes (transmédia). L’objectif est de reconnaître leur rôle en tant qu’employeurs et producteurs dans l’économie créative. (Ibid.)

Ensemble, ces industries ont pour fonction de permettre la croissance de l’économie créative. Il est d’ailleurs soutenu qu’un « secteur créatif vigoureux » est avantageux, car cela « profite à notre identité et à notre économie et nous permet d’occuper une place de choix sur l’échiquier mondial » (CS, p. 7). Les participants de la consultation ont mentionné que « l’écosystème culturel doit être florissant pour stimuler la croissance économique » (CS, p. 10) et « que le contenu culturel pouvait servir à présenter la diversité du Canada, ses forces et ses valeurs partout dans le monde » (Ibid.). Les différentes industries de ce secteur permettent donc de propulser ces contenus.

Grâce à la place que nous occupons sur le marché international, il est rappelé qu’« [a]ujourd’hui, le Canada jouit d’un potentiel immense », c’est-à-dire qu’il nous est possible de faire de nos industries créatives « une force vive de notre croissance économique et de notre identité en tant que pays » (CS, p. 8). L’avenir économique et identitaire du Canada s’appuie sur le potentiel de la créativité canadienne. C’est en se concentrant sur le développement de notre créativité que « le Canada renforcera sa place de chef de file mondial » (Ibid.). Selon le gouvernement, la mise en place de ce nouveau cadre stratégique — jumelé aux réinvestissements dans la culture comme annoncé dans le budget fédéral 2016 — « balise la voie à suivre pour investir dans le secteur créatif canadien et pour que ce dernier enregistre une croissance constante » (CS, p. 6). Alors que cette stratégie est basée sur la croissance de l’économie créative, revoyons à présent les origines de ce concept pour en comprendre les fondements et les problématiques reliées.

Des industries créatives à l’économie créative

Le concept d’industries créatives est associé à l’idéologie néolibérale et a été au centre du projet de repositionnement économique du gouvernement travailliste de Tony Blair du Royaume-Uni à la fin des années 90. Ce projet consistait à adopter une approche où le pays est considéré comme une marque d’affaires et à la mise en place d’une politique culturelle favorisant le développement des industries créatives, car elles formeront un pivot pour la croissance économique (Schlesinger, 2007). Cette politique visait à donner au Royaume-Uni « l’image de marque » de référence mondiale en matière de créativité. La stratégie de Tony Blair sera soutenue par la création du « Creative Industries Task Force », un groupe de travail qui conseillera des mesures permettant de « maximiser l’impact économique des industries créatives du Royaume-UniNote de bas de page 5 » (DCMS dans Ibid., p. 379). À cet effet, mentionnons que ce groupe de travail ressemble au Conseil des industries créatives (CIC) créé dans le cadre de la stratégie gouvernementale canadienne. De plus, il semble que les objectifs centraux du « Canada créatif » sont similaires à ce projet de mise en marché du secteur créatif du Royaume-Uni.

Le concept d’économie créative a ensuite été étudié par la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) en 2008 pour démontrer le potentiel des secteurs créatifs partout dans le monde. Dans son rapport, ce concept est défini comme « un modèle multi-disciplinaire de la convergence de l’économie, la culture et la technologie, dans lequel la prédominance des services et du contenu créatif est privilégiée » (CNUCED, dans Tremblay, 2008). Cette recherche a permis de mettre sur pied une base de données catégorisant les différents types de produits culturels que l’on retrouve dans le monde, tout en identifiant les principaux importateurs et exportateurs. Cette base de données peut servir de référence pour les gouvernements pour les aider « à prendre les bonnes décisions pour promouvoir le commerce des produits de l’économie créative » (CNUCED, 2009).

Or, en analysant deux rapports économiques internationaux portant sur les industries créatives, Tremblay (2008) constate que les industries culturelles y constituent un peu moins que le tiers des revenus totaux. Ce sont plutôt les secteurs de l’informatique et du design qui en sont les principaux générateurs de revenus. Tremblay suggère donc que l’élargissement de cette définition comporte un double avantage dont bénéficient les nouvelles industries qui y sont intégrées. Dans un premier temps, cela redore ces nouveaux secteurs par le « prestige qui auréole le travail des artistes » et en second lieu, il profite du volume d’affaires et de la forte croissance économique des domaines de l’informatique, des logiciels et des jeux vidéo pour légitimer son importance économique. C’est ainsi que « la prestigieuse créativité peut être proclamée le moteur principal de l’économie » (Ibid., p. 76).

Ainsi, la notion d’industries créatives « n’apporte strictement rien aux travaux sur les industries culturelles » (Tremblay, 2008). De plus, l’utilisation du concept de créativité implique un sens tout autre que celui qu’il laisse présager. Teintées par la rationalité néolibérale, « la créativité et l’innovation auxquelles pensent les idéologues, les technocrates et les politiques sont davantage d’ordre scientifique et technologique qu’artistique et culturel » (Ibid., p. 82) c’est-à-dire selon une visée utilitariste « qui se traduit nécessairement par la création d’emplois et la production de bénéfices » (Ibid. p. 83). D’autre part, ce terme nous détourne des spécificités du secteur des industries culturelles ainsi que de l’importance de l’intervention des pouvoirs publics, puisqu’il remet en cause les concepts de services publics et biens méritoires qui justifient le rôle de l’État dans ce secteur :

déjà malmenées par le néolibéralisme des dernières décennies, [ces notions] risquent de perdre toute crédibilité si l’on essaie d’en étendre l’application à des domaines comme la mode ou les jeux vidéo. (Ibid.)

Dissoutes de la sorte parmi les autres types d’industries créatives, les industries culturelles perdent de leur spécificité, ce qui pourrait affecter la légitimité de leur régulation gouvernementale. À cet effet, mis à part le projet de revaloriser le rôle de diffuseur public de Radio-Canada/CBC lorsque sera revue la Loi sur la radiodiffusion — parce que celui-ci pourra « servir de plateforme efficace » et en regard de « la confiance qu’inspire son image de marque » (CS, p. 31) — et d’une mention du « réseau d’information public » qu’est Internet dans le document de consultation, les concepts de « services publics » et de « biens méritoires » ne sont pas mis l’avant dans le corpus analysé.

Le secteur des médias numériques

Dans le cadre stratégique, les médias numériques sont décrits comme de « nouveaux intervenants et partenaires » avec lesquels le gouvernement souhaite travailler. Il est rappelé que les services de Netflix, YouTube, Facebook « font maintenant partie de notre écosystème créatif et jouent un rôle dans la production, la distribution et la découverte de contenu canadien » (CS, p. 26). Le gouvernement considère cependant que leur implication doit être améliorée, car « ces plateformes numériques peuvent — et doivent — faire davantage » (CS, p. 26). Toutefois, ces efforts supplémentaires ne se traduiront pas par une forme de taxation, mais plutôt en établissant des ententesNote de bas de page 6 pour que :

ces entreprises soient des partenaires qui contribuent aux objectifs d’Un Canada créatif, qu’elles soutiennent la croissance de nos industries créatives au moyen d’investissement dans la production et la distribution. (CS, p. 26-27)

De surcroît, les ententes et les investissements de ces entreprises seront attirés « en misant sur les excellentes possibilités offertes par le Canada en matière de création et de production » (CS, p. 27). Ainsi, la créativité, la diversité culturelle et le succès des industries créatives canadiennes permettront de négocier ces investissements.

Dans un autre ordre d’idée, la neutralité de l’Internet peut être identifiée comme une des valeurs qui encadrent ces entreprises numériques. Il a été dit que la neutralité de l’Internet se doit d’être respectée en regard du principe « selon lequel un réseau d’information public comme Internet devrait traiter le contenu, les sites et les plateformes de manière équitable » (DC, p. 7).

Finalement, bien que les plateformes numériques soient source de plusieurs défis pour les médias « traditionnels », elles ne représentent pas pour autant un danger. Au contraire, elles permettent de nombreuses opportunités de développement international :

grâce aux technologies et aux plateformes qui ont vu le jour à l’échelle mondiale, nous bénéficions désormais de nouveaux moyens de distribuer et de découvrir le contenu, ce qui nous donne l’occasion de faire connaître nos exportations culturelles de grande qualité dans de nouveaux marchés. (PC, p. 1)

Cette vision positive des médias numériques se retrouve dans la réponse du gouvernement, laquelle est teintée par l’idéologie néolibérale et la mise en place de ce que Freitag (1986) identifie comme une logique opérationnelle.

Vision opérationnelle des médias numériques

En omettant de réglementer les médias numériques, la réponse gouvernementale opte pour des principes néolibéraux et son « mouvement général de dérégulation de l’économie » où l’on cherche à réglementer la concurrence générale plutôt qu’établir des règles visant à nous protéger des effets de la concurrence (Dardot et Laval, 2009). Ces principes sont justifiés par leur efficacité, puisque les acteurs privés « bénéficient d’une meilleure connaissance de l’état des affaires et de leur propre intérêt » (Ibid., p. 281). Il devient alors plus « efficace » d’octroyer plus de liberté aux entreprises que d’opter pour « l’intervention directe ou la régulation publique » (Ibid.).

L’adéquation à ces mécanismes est un aspect dont Freitag explique les fondements dans sa sociologie dialectique. Sa critique du postmodernisme expose la perte du rapport symbolique transcendantal — bien que primordial à la (re)production de la société — au profit d’un rapport formel. Ainsi, les principes symboliques qui liaient auparavant les individus à une culture sont remplacés par des objectifs formels : l’efficacité, l’efficience et la production de résultats. Il s’agit alors d’un mode de reproduction décisionnel-opérationnel caractérisé par la mise en place d’une logique opérationnelle qui s’expose par trois différents éléments : information et formalisation, intérêt et contrôle. Pour en comprendre la nature, exposons ces procédés par des exemples provenant du corpus étudié.

Le premier élément de la logique opérationnelle consiste en la formalisation du langage et du droit, c’est-à-dire une transformation du langage commun en information formalisée, quantifiable et monnayable, ce qui vient codifier la langue selon le « plus petit dénominateur commun des intérêts en présence » (Freitag, 1986, p. 340). Nous pouvons voir poindre cette formalisation par l’élargissement de la définition des industries culturelles vers celle des industries créatives, étendant par le fait même les « intérêts en présence » en intégrant « un large éventail d’industries qui contribuent au secteur de la création » (CS, p. 12). Cela a pour effet de réduire les distinctions de ces différentes industries.

La créativité est elle aussi formalisée en la présentant comme une caractéristique commune et profitable à tous les secteurs d’activités économiques du Canada. Si la créativité est décrite comme une des « clés du succès » pour le développement de l’économie créative canadienne, il semble que c’est précisément cette caractéristique que veut promouvoir le cadre stratégique pour un Canada créatif et non pas spécifiquement la culture canadienne. La « créativité » semble être une caractéristique que l’on peut plus facilement formaliser, quantifier et monnayer que la culture.

La deuxième caractéristique de la logique opérationnelle est la primauté des intérêts particuliers. Elle concerne l’instauration d’un droit « neutre et malléable » plutôt que du pouvoir, ce qui permet « de s’assurer stratégiquement le contrôle dans les rapports de forces ponctuels de la vie collective » (Filion, 2006, p. 266-267). Ces décisions sont menées par l’usage stratégique des intérêts particuliers, notamment par la pratique du lobbying où « les intérêts particuliers les mieux organisés seront ceux qui influeront sur l’agenda des priorités et des décisions » (Ibid., p. 272).

Ce type de droit se manifeste ici par la mise en place « d’outils » gouvernementaux qui « doivent suivre les habitudes de consommation et l’évolution des technologies » (DC, p. 4). En effet, tout au long de la consultation, s’il a été rappelé que les Canadiens pouvaient désormais choisir activement ce qu’ils consomment, il a aussi été soutenu que l’Internet devait rester une plateforme accessible et neutre, puisqu’il s’agit d’un « enjeu important pour les Canadiens » (CS, p. 26). Il ne faut donc pas imposer de taxe ou tenter de réglementer son contenu. Bien que cette stratégie semble répondre aux intérêts des Canadiens, il faut souligner que malgré la transparence de ce processus de consultation publique, un autre processus en marge de celui-ci s’est exécuté de manière « opaque », c’est-à-dire par les pratiques du lobbying. Une pratique qui possède une incidence sur le droit public, en regard de la puissance économique de ces entreprises qui leur confère la capacité « d’ébranler […] la souveraineté de l’État » (Filion, 2006, p. 274).

Ainsi, selon le registre des lobbyistes, plusieurs entreprises internationales, telles que Google, Amazon, Microsoft, Facebook et Netflix, ont communiqué et rencontré des membres du gouvernement au cours de l’année 2017 (Foisy, 2017a).Note de bas de page 7 C’est le cas de l’entreprise américaine Netflix, dont leurs échanges avec le gouvernement canadien ont permis de conclure une entente transitoire.Note de bas de page 8 Cette entente se retrouve donc encadrée selon les intérêts particuliers de cette entreprise, c’est-à-dire selon les principes du marché économique et son propre modèle d’affaires. Mentionnons que l’entreprise a fait valoir les nombreux avantages de sa plateforme pour les contenus et les consommateurs canadiens, de même que l’intérêt « public » de l’absence de réglementation de l’Internet dans sa lettre de participation à la consultation publique (Korn et Libertelli, 2016), ce qui rappelle le discours tenu par les câblodistributeurs dans les années 80 lors de la révision de la Loi sur la radiodiffusion (Raboy, 1995).

Ainsi, la mise en place de ce type de mesures est privilégiée par le cadre stratégique du gouvernement, ce qui se rallie à l’idée freitagienne que « la médiation régulatrice et reproductrice » s’effectue non pas par le pouvoir ou un « système unique, universaliste », mais par le contrôle des systèmes de régulations localisés. Autrement dit, il s’agit d’établir plusieurs ententes selon les caractéristiques et les intérêts des intervenants en cause, ce qui assure plus de flexibilité et d’efficacité : la mise en place d’une logique opérationnelle. Or, le caractère opérationnel de ces ententes leur donne en quelque sorte « une légitimité incontestable fondée sur l’efficacité ou l’efficience » (Filion, 2006, p. 261). Il ne s’agit plus d’un choix « idéologique », mais plutôt — comme le prétend le néolibéralisme — d’une « bonne » gouvernance (Dardot et Laval, 2009).

À cet égard, il faut rappeler que selon les détails qui ont été rendus publics (Canada, Patrimoine canadien, 2017b), l’entente avec Netflix ne comporte pas de mandat culturel ni d’obligation concernant la manière dont seront investis ces fonds. Ce sont uniquement les aspects qui permettront d’assurer l’opérationnalité — économique — du secteur culturel qui ont été présentés. Cette entente est donc une « bonne » gouvernance parce qu’elle permet des résultats concrets et efficaces face à deux des défis de l’ère numérique identifiés lors de la consultation publique : les difficultés en ce qui concerne le soutien financier pour le développement et la production de contenu canadien ainsi que l’accessibilité de ces contenus pour les publics d’ici et d’ailleurs sur les plateformes numériques.

L’entente a même été valorisée en regard de la croissance économique qui caractérise Netflix. Ainsi, il a été spécifié par la ministre qu’il s’agit de la « somme minimale » investie par l’entreprise puisque celle-ci offrira sans aucun doute davantage de fonds et d’opportunités aux créateurs canadiens vu la croissance constante de son budget depuis les dernières années (Brisebois, 2017). L’entente Netflix nous permettra donc d’atteindre ces idéaux néolibéraux de maximisation de la performance des créateurs selon la visée exponentielle que prône le néolibéralisme où « [l]a machine économique, moins que jamais, ne peut marcher à l’équilibre et encore moins à la perte. Il faut qu’elle vise un “au-delà”, un “plus” » (Dardot et Laval, 2009, p. 437).

Conclusion

Cette recherche a eu comme objectif de porter un regard critique sur la consultation publique #verslenumérique qui visait à établir les moyens par lesquels le gouvernement fédéral peut aider à la transition numérique du secteur culturel. À travers les thématiques de la culture et des industries culturelles, l’analyse critique du discours (CDA) nous a permis de cerner des procédés propres à l’idéologie néolibérale ainsi qu’une logique opérationnelle.

D’abord, nous avons pu constater dans ces documents l’usage des concepts d’industries créatives — plutôt que d’industries culturelles — et d’économie créative, des concepts liés à l’idéologie néolibérale où créativité et innovation prennent un sens fonctionnel aux dépens de leurs aspects artistique ou culturel (Tremblay, 2008). Nous avons vu que l’importance de la créativité a été au cœur de cette consultation publique et qu’elle fait partie du titre même du cadre stratégique : un Canada créatif. Cependant, la créativité s’y voit présentée comme une caractéristique universelle, elle ne se limite pas à la culture, mais contribue au succès de tous les secteurs économiques canadiens. Ainsi, il semble que l’on assiste à une intégration plus marquée du secteur de la culture « à la logique capitaliste plutôt qu’une problématique de “culturalisation” de l’économie » (Tremblay, 2008). Ce glissement des industries culturelles aux industries créatives retentit dans le titre même de cette stratégie du Canada créatif, proposant des mesures qui formalisent la culture selon des caractéristiques économiques et qui mettent pratiquement de côté les concepts de « services publics » et de « biens méritoires ».

La culture est donc définie selon des notions qui lui permettent de se réaliser sur le marché économique. Cela se manifeste lorsqu’il est question de définir la « marque canadienne » où la diversité culturelle y agit comme un avantage concurrentiel sur le marché économique. Si la culture nous démarque d’abord en tant que groupe (Throsby, 2001), il semble que les caractéristiques de la culture canadienne soient ici présentées comme des moyens de se démarquer sur le marché économique.

Alors qu’une des problématiques de cette consultation constituait la réglementation d’entreprises numériques telle que Netflix, nous avons pu observer la mise en place d’une logique opérationnelle (Freitag, 1986) comme moyen de « réglementation ». Ce type d’ententes semble donc définir la nature des priorités pour le gouvernement en matière de culture, c’est-à-dire la mise en place de systèmes de régulation qui assure l’efficacité économique. L’impérativité de la croissance économique à l’intérieur de cette stratégie — culturelle — semble répondre à un état de fait qui ne demande plus à être justifié dans le contexte néolibéral : la croissance économique est un processus nécessaire à la pérennité et la prospérité de tous les secteurs d’activité, y compris celui de la culture.

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