Décision de radiodiffusion CRTC 2018-56

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Référence : Demande de la Partie 1 affichée le 27 septembre 2017

Ottawa, le 12 février 2018

Ebox Inc.
Diverses localités au Québec

Dossier public de la présente demande : 2017-0909-9

Plainte alléguant un refus de Bell Média inc. de fournir certains de ses services de programmation

Le Conseil conclut que Bell Média inc. (Bell Média) n’a pas accordé de préférence à des entreprises de distribution de radiodiffusion (EDR) affiliées ou autres EDR et n’a pas assujetti Ebox Inc. (Ebox) à un désavantage lors de leurs négociations relatives à la fourniture de divers services de programmation.

En conséquence, le Conseil rejette la plainte d’Ebox. Le Conseil clarifie également les obligations des parties en vertu du Code sur la vente en gros afin d’aider les parties à résoudre ce différend à l’avenir.

Les parties

  1. Ebox Inc. (Ebox) est un fournisseur de services Internet indépendant qui a des abonnés au Québec et en Ontario. Il s’apprête à lancer des entreprises de distribution de radiodiffusion (EDR) exemptées pour desservir les villes de Montréal, Québec, Sherbrooke, Gatineau, Rivière-du-Loup, Trois-Rivières et Saguenay (Québec), ainsi que leurs régions environnantes.
  2. Bell Média inc. (Bell Média) est titulaire de divers services de programmation, y compris les services de sports d’intérêt général populaires TSN (langue anglaise) et RDS (langue française). Ce titulaire est affilié à des EDR terrestres et à une EDR par satellite de radiodiffusion directe qui sont exploitées par BCE inc. (BCE).

La plainte

  1. Le 22 septembre 2017, Ebox a déposé une plainte contre Bell Média alléguant que ce fournisseur aurait accordé une préférence indue et fait subir un désavantage indu, en en vertu de l’article 11 du Règlement sur les services facultatifs, qui se lit comme suit :

    11 (1) Il est interdit au titulaire d’accorder à quiconque, y compris lui-même, une préférence indue ou d’assujettir quiconque à un désavantage indu.

    (2) Dans une instance devant le Conseil, il incombe au titulaire qui a accordé une préférence ou fait subir un désavantage d’établir que la préférence ou le désavantage n’est pas indu.

  2. Ebox allègue que Bell Média fournit ses services de programmation à ses EDR liées ainsi qu’à des EDR exploitées par Vidéotron, Shaw, Rogers et Cogeco dans les zones de desserte où Ebox prépare son lancement, et ce, tout en refusant de fournir ses services à Ebox.
  3. Ebox fait valoir que Bell Média abuse de sa position dominante d’entité verticalement intégrée possédant une part significative du secteur de la distribution et qu’il prévoit bénéficier de son refus d’offrir ses services de programmation à Ebox, un nouvel arrivant dans le paysage des EDR. Ebox précise également qu’il se trouverait considérablement désavantagé s’il n’avait pas accès à TSN et à RDS en particulier, car son offre aux futurs abonnés serait moins attrayante que celle des EDR existantes sur le marché. Ebox ajoute qu’il n’y a pas d’autre moyen pour lui d’accéder à la programmation de TSN et de RDS puisque les droits sur leur programmation sont accordés à titre exclusif.
  4. Ebox demande donc au Conseil de conclure que Bell Média accorde une préférence indue à ses propres EDR et à d’autres et désavantage ainsi Ebox. Il demande aussi au Conseil d’ordonner à Bell Média d’offrir ses services de programmation à Ebox et de reprendre les négociations de bonne foi, ainsi que de contraindre Bell Média à participer à tout processus de règlement des différends que le Conseil juge approprié.

Réplique de Bell Média

  1. Bell Média fait valoir que la plainte d’Ebox est trompeuse, car elle laisse entendre que Bell Média aurait choisi unilatéralement de refuser la fourniture de ses services à Ebox, sans justification. Bell Média ajoute qu’Ebox a omis ou négligé des faits et des renseignements importants et pertinents concernant les actions antérieures des parties, ainsi que leurs négociations. De l’avis de Bell Média, Ebox recherche l’instance la plus favorable, et tente d’utiliser les processus du Conseil pour obtenir un résultat inatteignable par des négociations commerciales raisonnables.
  2. Bell Média fait valoir qu’il a été et demeure toujours prêt à offrir ses services à Ebox selon des modalités et conditions raisonnables. Il ajoute avoir le droit de négocier de telles modalités et conditions pour ses services, surtout lorsqu’elles reflètent celles déjà disponibles sur le marché et utilisées par d’autres EDR pour offrir plus de choix et de souplesse aux consommateurs canadiens. Bell Média a déposé, à titre confidentiel, une liste de plus de 100 EDR, y compris de nouvelles EDR sur le marché, de petite taille ou de taille potentiellement comparable à celle d’Ebox, qui ont signé son entente au cours des deux années précédant le dépôt de la présente demande d’Ebox.
  3. Bell Média déclare que ce qui précède est conforme à l’article 3(1)t)(iii)Note de bas de page 1 de la Loi sur la radiodiffusion (la Loi) ainsi qu’à l’article 6 du Code sur la vente en grosNote de bas de page 2, ce dernier prévoyant que les tarifs doivent tenir compte de la juste valeur marchande des services de programmation.
  4. Finalement, Bell Média soutient que, compte tenu de l’élimination progressive des privilèges d’accès pour les anciens services de catégorie A (voir la politique réglementaire de radiodiffusion 2015-96), les programmeurs ne sont plus tenus d’offrir leurs services de programmation à toutes les EDR. Ainsi, les titulaires de services de programmation peuvent maintenant choisir de ne pas faire acheminer leurs services par une EDR, tout comme les EDR ne sont plus tenues d’offrir un service de programmation donné. De l’avis de Bell Média, une telle pratique est conforme à l’article 13 du Code sur la vente en gros, qui repose sur l’accord des deux parties en vue d’établir une relation de distribution.
  5. Compte tenu de ce qui précède, Bell Média conclut qu’Ebox n’a pas satisfait au premier critère de démonstration d’une préférence ou d’un désavantage et que, par conséquent, la plainte d’Ebox était sans fondement et devrait être rejetée.
  6. Si le Conseil devait conclure qu’une préférence a été accordée aux EDR de Bell Média ou à d’autres EDR ou bien qu’Ebox a été désavantagée, Bell Média fait valoir que ni la préférence ni le désavantage ne seraient indus. Plus précisément, il indique qu’il ne voit pas comment ses actions ont eu ou risquent d’avoir un préjudice important sur le service de l’EDR d’Ebox puisque cette EDR n'ayant pas encore été lancée, elle n’a aucun abonné, et que de plus, aucune date de lancement définitive n’a été arrêtée.

Interventions

  1. Le Conseil a reçu des interventions en faveur de la demande d’Ebox de la part de la Canadian Cable Systems Alliance (CCSA), du Consortium des Opérateurs de Réseaux Canadiens inc. (CORC), du Centre pour la défense de l’intérêt public (CDIP) et de TELUS Communications Inc. (TELUS), ainsi que d’un particulier qui a déclaré que le Conseil devrait adopter une réglementation en faveur d’un marché concurrentiel auquel les petits joueurs pourraient aussi participer. Il a également reçu des interventions en opposition à la demande d’Ebox de la part de Corus Entertainment Inc. (Corus) et de Rogers Media Inc. (Rogers).
  2.  La CCSA, le CORC, le CDIP et TELUS ont fait valoir qu’un refus catégorique d’offrir des services de programmation existants à une nouvelle EDR, tout en offrant ces mêmes services à des concurrents établis sur le marché, constitue un cas manifeste de préférence indue et de désavantage indu.
  3. À leur avis, les actions de Bell Média vont à l’encontre du développement d’un marché de la distribution sain qui favorise l’augmentation de la concurrence et du choix des consommateurs. Le CORC ajoute que les actions de Bell Média compromettent divers objectifs de la Loi, notamment le développement d’un large éventail de programmation canadienne, la fourniture efficace de la programmation à des tarifs abordables et la garantie de modalités raisonnables d’acheminement, d’assemblage et de vente au détail de services de programmation par les EDR.
  4. Ces intervenants soutiennent que les actions de Bell Média ne favorisent pas les intérêts des consommateurs étant donné qu’elles finiront par créer un marché moins concurrentiel et par entraver l’innovation. Ils ajoutent que les actions de Bell Média démontrent, d’une part, la vulnérabilité particulière des EDR indépendantes devant un secteur des médias fortement consolidé et verticalement intégré, et d’autre part, la nécessité très claire pour le Conseil de maintenir ses mesures de protection contre les comportements anticoncurrentiels.
  5. À cet égard, la CCSA précise que le fait de priver les EDR concurrentes d’un accès aux services de programmation simplement en refusant de traiter avec ces EDR créerait un précédent; de plus, chez les partenaires de distribution plus récents, il aboutirait à l’asphyxie de l’innovation dans les modèles de livraison, d’assemblage et de prix qu’ils peuvent offrir aux consommateurs canadiens. TELUS ajoute que la décision d’autoriser les titulaires à refuser leurs services de programmation aux EDR serait incompatible avec l’approche du Conseil en matière d’exclusivité de programmation étant donné qu’historiquement, le Conseil a autorisé les services de programmation à acquérir des droits exclusifs de diffusion d’émissions parce que ces émissions devaient être offertes à toutes les EDR. Pour sa part, le CORC soutient qu’une EDR qui ne peut garantir la programmation, en particulier la programmation grand public populaire, se trouvera réduite à offrir un service limité par rapport à ses concurrents sur le marché, ce qui réduira ou empêchera sensiblement la concurrence.
  6. Le CDIP fait valoir qu’il serait effectivement impossible de lancer un service d’EDR sans les services de programmation populaires de Bell Média. Citant le Rapport de surveillance des communications de 2016, il note que BCE, le plus important radiodiffuseur canadien, s’empare presque du tiers (31 %) de tous les revenus de la télévision au Canada. Le CDIP ajoute qu’une lacune réglementaire en matière d’accès aux services de programmation détenus par des entités intégrées verticalement crée un terrain favorable à l’abus grave de position dominante par une grande entité capable d’évincer efficacement des concurrents.
  7. Enfin, la CCSA allègue que le refus de Bell Média d’offrir ses services de programmation à une EDR contrevient à une condition de licence des services facultatifs du groupe de services de langue française de Bell, énoncée à l’annexe 2 de la décision de radiodiffusion 2017-144, laquelle interdit au titulaire d’utiliser ou d’appliquer « une disposition inscrite dans une entente d’affiliation ou un document connexe dont le but serait d’empêcher, ou de créer des incitations à empêcher, une autre entreprise de programmation ou entreprise de distribution de radiodiffusion de mettre en exploitation ou de distribuer un autre service de programmation autorisé. »
  8. Dans leurs interventions en opposition, Rogers et Corus allèguent qu’Ebox n’a pas offert de preuve convaincante démontrant que Bell Média a accordé une préférence à certaines EDR dont les siennes ou avait assujetti Ebox à un désavantage. Selon eux, au titre de la politique, les services de programmation doivent bénéficier de la même liberté que les EDR, notant que les EDR peuvent profiter de la même souplesse leur permettant de décider de distribuer ou non un service de programmation. Selon Rogers, une réglementation asymétrique accorderait un pouvoir énorme et inéquitable à une EDR sans que le service de programmation bénéficie pour autant du pouvoir équivalent de décider si les conditions commerciales offertes représentent bien la juste valeur marchande. 
  9. Rogers ajoute que refuser d’accepter les conditions de Bell Média concernant l’accès à ses services de programmation n’est pas un motif reconnu de plainte de préférence indue. De plus, il soutient qu’en acceptant la démarche d’Ebox visant à obtenir de « meilleures conditions » que celles des autres EDR avec lesquelles il sera en concurrence, le Conseil encouragerait toute nouvelle EDR à faire de même.

Réplique de Bell Média

  1. Dans sa réplique du 7 novembre 2017, Bell Média fait valoir que des commentaires de certaines interventions visaient presque exclusivement sa décision de retenir ses services de programmation et négligeaient de traiter ses efforts en vue de résoudre le litige et de conclure une entente d’affiliation avec Ebox. Bell Média répète qu’il est prêt à négocier la distribution de ses services selon des modalités et conditions raisonnables.

Réplique finale d’Ebox

  1. Dans sa réplique finale du 14 novembre 2017, Ebox déclare que Bell Média dénature le sujet de la plainte. Selon lui, l’enjeu n’est pas que Bell Média lui offre ou non des conditions contractuelles équitables, mais est plutôt la déclaration de Bell Média selon laquelle il n’a aucune obligation réglementaire de lui offrir ses services de programmation. Ebox indique qu’il demande au Conseil de clarifier la question de savoir si Bell Média peut ou non refuser aux EDR d’accéder à ses services de programmation.
  2. De plus, Ebox conteste l’allégation selon laquelle il n’aurait pas démontré l’existence d’un désavantage. Selon lui, en raison de la popularité des services de programmation en question, le refus de Bell Média d’offrir ses services constitue clairement un désavantage. Il ajoute que les arguments de Bell Média sur le droit réglementaire des titulaires de refuser aux EDR l’accès à des services de programmation ne s’appuyaient sur aucune politique réglementaire ou décision passées du Conseil.
  3. Enfin, Ebox a déclaré que la mise en exploitation de son EDR était retardée par l’obstruction systématique exercée par Bell Média; l’intervention du Conseil est donc essentielle en vue de compenser le déséquilibre existant entre lui, un joueur de petite ou moyenne taille qui tente de lancer une EDR pour desservir certaines régions du Québec, et une puissance économique comme Bell Média.

Analyse et décisions du Conseil

  1. Lorsque le Conseil examine une plainte alléguant une préférence indue ou un désavantage indu, il doit d’abord déterminer si le plaignant a été en mesure de démontrer que l’autre partie a accordé une préférence à quiconque, y compris lui-même, ou assujetti quiconque à un désavantage.
  2. Si le Conseil conclut qu’une préférence a été accordée ou qu’une personne a été assujettie à un désavantage, il doit déterminer si la préférence ou le désavantage est indu. Plus précisément, le Conseil évalue si cette préférence ou ce désavantage a causé ou pourrait causer un préjudice important au plaignant ou à une autre personne. Il examine également l’incidence que la préférence ou le désavantage exerce, ou risque d’exercer, sur l’atteinte des objectifs énoncés dans la Loi.
  3. De l’avis du Conseil, la plainte d’Ebox relative à une préférence ou à un désavantage indus se fonde sur la prémisse que Bell Média offre ses services de programmation à ses EDR liées et à certaines autres EDR, mais qu’il refuse de les lui offrir.
  4. Le Conseil note qu’en dépit de certaines affirmations et arguments avancés depuis le début du litige par Bell Média, ce dernier a participé à un certain nombre de négociations avec Ebox. Cela reflète une volonté de Bell Média de négocier avec Ebox.
  5. De plus, Bell Média a déclaré qu’il était et demeurait prêt à entreprendre des négociations commerciales avec Ebox, dans la mesure où les tarifs sont négociés sur la même base que sur ceux négociés avec d’autres EDR du marché. Bien que le dossier de cette instance ne précise pas les offres échangées entre les parties, Ebox n’a pas contesté la déclaration de Bell Média, qui lui aurait présenté une offre basée sur les tarifs négociés avec des EDR comparables.
  6. Le Conseil estime que la preuve déposée dans le dossier public de cette instance permet de croire que Bell Média est prêt à offrir ses services de programmation à Ebox.
  7. Compte tenu de tout ce qui précède, le Conseil conclut que Bell Média n’a pas, au cours des négociations avec Ebox sur la distribution de ses services de programmation, accordé à son EDR ou à d’autres EDR une préférence et n’a pas assujetti Ebox à un désavantage. Par conséquent, le Conseil rejette la plainte d’Ebox.

Clarifications sur d’autres questions soulevées au cours de cette instance

  1. De façon générale, il vaut mieux décider des questions commerciales par la voie de négociations entre les parties concernées. Néanmoins, le Code sur la vente en gros prévoit que, dans certaines circonstances, le Conseil doit intervenir dans l’intérêt public, y compris les cas où l’atteinte des objectifs de la Loi pourrait être compromise.
  2. Généralement, le Conseil s’attend à ce que les parties négocient de nouvelles ententes en se basant sur les dispositions du Code sur la vente en gros, notamment en fixant des tarifs en fonction de la juste valeur marchande des services de programmation, en vertu de l’article 6 de ce code.
  3. Ainsi, le Conseil estime qu’il serait déraisonnable au plan commercial qu’au cours de leurs négociations, l’une ou l’autre partie demande un tarif qui ne reflète pas la juste valeur marchande des services de programmation de Bell Média, en tenant compte des facteurs de détermination de cette juste valeur marchande énoncés dans le Code sur la vente en gros. À cet égard, le Conseil est de plus d’avis que les tarifs payés pour les services de programmation de Bell Média par les EDR non affiliées sont très probants compte tenu que l’EDR d’Ebox n’est pas encore en exploitation.
  4. Pour ce qui est de la question plus large soulevée au cours de l’instance, à savoir si un service de programmation peut refuser d’offrir son service à une EDR, le Conseil note que, dans la politique réglementaire de radiodiffusion 2011-601, il a exprimé l’avis que les entités intégrées verticalement avaient à la fois l’occasion et l’incitatif de se conférer une préférence indue en s’attribuant des droits d’exclusivité du contenu qu’elles contrôlent. Plus précisément, il a indiqué qu’une éventuelle augmentation de la part de marché des services de distribution faisant partie de l’entité intégrée verticalement pourrait inciter celle-ci à refuser aux entreprises de distribution concurrentes l’accès à de la programmation populaire.
  5. Selon le Conseil, il convient de traiter toute préoccupation au sujet de ce qui précède au moyen de ses mécanismes réglementaires existants, y compris les dispositions sur la préférence indue et les mesures de protection en matière de concurrence énoncées dans le Code sur la vente en gros.
  6. À cet égard, le Conseil s’engage à faire respecter les sauvegardes en matière de concurrence afin d’assurer des négociations commerciales justes et raisonnables.

Secrétaire général

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