ARCHIVÉ - Décision de radiodiffusion CRTC 2005-348

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Décision de radiodiffusion CRTC 2005-348

  Ottawa, le 28 juillet 2005
  Société de télédiffusion du Québec
Montréal (Québec)
 

Plainte concernant la diffusion d'un épisode de l'émission Les Francs-tireurs sur les ondes de Télé-Québec

  Dans la présente décision, le Conseil traite une plainte relative à un épisode de l'émission de télévision Les Francs-tireurs, diffusée par la Société de télédiffusion du Québec (Télé-Québec). Après examen du segment de l'émission en cause, le Conseil juge que la titulaire n'a pas enfreint la disposition du Règlement de 1987 sur la télédiffusion qui interdit la diffusion de propos offensants. Cependant, le Conseil conclut que sa diffusion par Télé-Québec va à l'encontre des objectifs de la politique canadienne de radiodiffusion établis dans la Loi sur la radiodiffusion, y compris des dispositions précisant que la programmation doit être de haute qualité.
 

Historique

1.

Le 9 janvier 2005, le Conseil a reçu une plainte d'une téléspectatrice (la plaignante) à propos de commentaires émis lors de l'émission Les Francs-tireurs (l'émission), diffusée par la Société de télédiffusion du Québec (Télé-Québec). La plaignante allègue que l'utilisation de l'expression « gangs de nègres » est offensante et raciste.

2.

Puisque Télé-Québec n'est pas membre du Conseil canadien des normes de la radiodiffusion (CCNR), le Conseil a traité la plainte.

3.

Durant l'émission en question, l'animateur Benoît Dutrizac (l'animateur) effectue un reportage sur les gangs de rue. En entrevue avec M. Georges Bossé, un gestionnaire responsable de la sécurité publique à la Ville de Montréal, l'animateur emploie le terme « gangs de nègres » en relançant la personne interviewée sur les mesures mises en place par la Ville de Montréal pour contrer le phénomène discuté. Il entame sa discussion par le propos suivant :
 

Il y a des vieilles madames de 72 ans, il y a une vieille italienne qui est sur son balcon, qui n'osent plus sortir après 7 h le soir parce qu'il y a des gangs, des gangs de nègres. C'est pas des Noirs. Ils s'identifient à la culture hip hop, ils sont très violents. 

 

La plainte

4.

La plaignante allègue que les propos tenus sur les ondes de Télé-Québec (« gangs de nègres ») sont des « propos diffamatoires teintés de racisme et d'ignorance qui n'ont pas leur place dans [la] notre société québécoise ». La plaignante les qualifie aussi de « péjoratifs et dégradants envers la communauté noire ».
 

Réponse de Télé-Québec

5.

Télé-Québec a répondu à la plaignante en offrant l'explication qui suit, et s'excuse par la suite de ce que l'expression ait offensé la plaignante et la remercie de l'intérêt porté à sa programmation :
 

[.] vous vous plaignez du terme « gangs de nègres » utilisé par l'animateur Benoît Dutrizac mais il ne faut pas sortir cette phrase de son contexte. Tout au long du reportage, M. Dutrizac utilise les expressions « les noirs », « les Haïtiens » lesquelles sont très respectueuses et il n'emploie l'expression « GANG DE NÈGRES »1que lorsqu'il parle des voyous armés et dangereux qui font la loi dans certains quartiers et qui s'approprient des espaces ou des parcs à l'exclusion des autres résidents de ces quartiers. Il ne s'agit pas de racisme. Ne dit-on pas aussi « gang de motards »? Il est évident qu'en utilisant cette expression, on ne vise pas tous les motocyclistes mais seulement les motards du crime organisé, les voyous, les bandits. [.]

 

L'émission Les Francs-tireurs

6.

Il s'agit d'une émission de critique sociale et d'affaires publiques. Celle-ci porte sur « les phénomènes sociaux émergents, les sujets tabous et controversés et la rectitude politique, que les deux animateurs s'emploient à traquer, à viser et à abattre ». Selon la formule de l'émission, les deux animateurs, Richard Martineau et Benoît Dutrizac, font des entrevues qui « ciblent » les événements, tendances ou personnages d'actualité. Des personnalités sont invitées à venir étayer leur point de vue. Le plus souvent, le ton de l'émission est très direct (franc), parfois grossier, l'humour satirique et les jurons y sont régulièrement utilisés par les animateurs ou leurs invités.

7.

Au cours de l'automne-hiver 2004-2005, l'émissionétait diffusée sur les ondes de Télé-Québec le mercredi soir de 20 h à 21 h, et rediffusée le samedi à 19 h et 0 h 30, ainsi que le mardi à 11 h.

8.

En deuxième partie de l'émission du 5 janvier 2005 (à noter qu'il s'agissait d'une rediffusionde l'émission diffusée le 29 septembre 2004), l'animateur effectue un reportage sur le phénomène des gangs de rue à Montréal. Il couvre spécifiquement le cas du quartier Saint-Michel. L'emphase est mise sur les gangs de rue, surtout celles composées de jeunes personnes de race noire, le plus souvent de jeunes Haïtiens.
 

Analyse et décision du Conseil

9.

Selon l'article 5(1) de la Loi sur la radiodiffusion (la Loi), le Conseil réglemente et surveille tous les aspects du système canadien de radiodiffusion en vue de mettre en oeuvre la politique canadienne de radiodiffusion. Cette politique et bon nombre de ses objectifs sont décrits de façon exhaustive à l'article 3(1) de la Loi. Cet article stipule, entre autres, que le système canadien de radiodiffusion devrait « servir à sauvegarder, enrichir et renforcer la structure culturelle [et] sociale.du Canada » (article 3(1)d)(i)); « favoriser l'épanouissement de l'expression canadienne en proposant une très large programmation qui traduise des attitudes, des opinions, des idées [et] des valeurs.canadiennes.» (article 3(1)d)(ii)); et, par sa programmation, « .répondre aux besoins et aux intérêts, et refléter la condition et les aspirations, des hommes, des femmes et des enfants canadiens, notamment l'égalité sur le plan des droits. » (article 3(1)d)(iii)). De plus, l'article 3(1)g) déclare que « la programmation offerte par les entreprises de radiodiffusion devrait être de haute qualité ».

10.

L'article 5(1)b) du Règlement de 1987 sur la télédiffusion (le Règlement) a été adopté dans le but de donner effet aux objectifs de la politique canadienne de radiodiffusion de la Loi, dont il est question ci-haut. Il précise qu'il est interdit au titulaire de diffuser :
 

..des propos offensants ou des images offensantes qui, pris dans leur contexte, risquent d'exposer une personne ou un groupe ou une classe de personnes à la haine ou au mépris pour des motifs fondés sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'orientation sexuelle, l'âge ou la déficience physique ou mentale.

11.

Lors de son examen, le Conseil a tenu compte des préoccupations de la plaignante, de la réponse de la titulaire ainsi que de sa propre analyse de l'émission. Cet examen a été fait à la lumière de l'interdiction faite aux radiodiffuseurs de diffuser des propos offensants, prévue à l'article 5(1)b) du Règlement, et des objectifs de la politique canadienne de radiodiffusion énoncés dans la Loi, y compris du critère de haute qualité prévu à l'article 3(1)g) de la Loi.
 

Propos offensants

12.

Le but de l'article 5(1)b) du Règlement sur les propos offensants est de prévenir les préjudices très réels que de tels propos peuvent causer, préjudices qui sont contraires aux objectifs de la politique canadienne de radiodiffusion. Les propos qui risquent d'exposer un groupe à la haine ou au mépris causent des préjudices émotionnels pouvant occasionner de graves problèmes d'ordre psychologique et social aux membres du groupe visé. La dérision, l'hostilité et la violence encouragées par ces propos peuvent avoir, pour les membres de ce groupe, un impact très négatif sur l'estime de soi, la dignité humaine et leur acceptation par la société. Ce préjudice mine l'égalité de droits de ceux qui sont visés, droits que la programmation du système canadien de radiodiffusion devrait respecter et refléter, conformément à la politique canadienne de radiodiffusion. En plus d'éviter le préjudice aux personnes visées par de tels propos, la disposition du Règlement interdisant les propos offensants vise à garantir à tous les Canadiens le reflet et le respect des attitudes et des valeurs canadiennes. La diffusion de propos incitant à la haine et au mépris mine également la structure culturelle et sociale du Canada, que le système canadien de radiodiffusion doit sauvegarder, enrichir et renforcer.

13.

Les propos diffusés en ondes contreviennent à l'article 5(1)b) du Règlement lorsque les trois critères suivants sont réunis :
 
  • les propos sont offensants;
 
  • les propos offensants, pris dans leur contexte, risquent d'exposer une personne ou un groupe ou une classe de personnes à la haine ou au mépris;
 
  • les propos offensants sont fondés sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'orientation sexuelle, l'âge ou la déficience physique ou mentale.

14.

Le Conseil considère que le terme « gangs de nègres » est offensant en ce qu'il constitue une expression historiquement utilisée de manière discriminatoire, dénigrante et offensante envers les personnes de race noire. Bien que le propos de l'animateur ne cible pas intentionnellement l'ensemble de ce groupe, sa nature offensante touche tous ses membres.

15.

La sémantique et l'utilisation historiques du mot « nègre », intimement liées à la traite négrière et aux théories raciales qui ont justifié diverses formes de domination et de répression à l'égard des personnes de race noire, jugées inférieures aux personnes de race blanche, font aujourd'hui du terme une insulte typiquement fondée sur la race et un propos raciste. Il s'agit d'un terme à proscrire pour désigner les personnes de race noire puisqu'il leur porte atteinte. Le mot « nègre » est d'abord un terme qui différencie sur la base de la couleur de la peau et de la race.

16.

Bien que le Conseil puisse concevoir des cas où de tels termes pourraient être utilisés (par exemple, lors de l'auto-désignation par un membre du groupe désigné - dans la langue créole haïtienne, par exemple - ou en référence à l'inadmissibilité de tels termes dans le cadre d'une discussion), il considère qu'il s'agit d'un contexte différent.

17.

Par conséquent, le Conseil considère que la désignation des voyous de race noire par l'épithète « gangs de nègres » constitue un propos offensant fondé sur la race. Cependant, pour les motifs qui suivent, le Conseil estime qu'il est peu probable que les propos de l'animateur, pris dans leur contexte, risquent d'exposer les personnes de race noire à la haine ou au mépris au sens de l'article 5(1)b) du Règlement.
18. L'émission Les Francs-tireurs est d'abord une émission d'affaires publiques de style ouvert où les animateurs émettent volontiers des critiques personnelles et des propos humoristiques. Le ton y est souvent irrévérencieux. L'écoute de l'émission ayant fait l'objet de la plainte montre que les animateurs utilisent la satire au début et à la fin de l'émission pour exagérer de façon humoristique le danger des gangs de rue. Cependant, la satire n'est pas utilisée au moment de formuler les propos en question et il ne fait aucun doute que le contexte de la discussion durant laquelle fut prononcée l'expression « gangs de nègres » demeure sérieux.
19. Tout au long de l'entrevue, l'animateur utilise de manière appropriée les termes « gangs de Noirs » ou « Haïtiens » pour désigner les jeunes qui font partie de gangs de rue. Le Conseil partage donc l'avis de Télé-Québec quant au fait que l'animateur a, dans l'ensemble de son reportage, fait usage d'une terminologie adéquate et respectueuse. Le Conseil note que l'animateur fait preuve de professionnalisme et qu'en aucun cas il ne transforme la problématique en stéréotypes, n'établissant, par exemple, aucun lien de causalité ou une association entre les personnes de race noire et la criminalité. Au contraire, c'est dans le contexte d'une véritable enquête journalistique, en tentant de trouver des solutions au problème social des gangs de rue, que l'animateur soulève la probabilité que les «gangs de nègres » soient une des sources du problème.
20. Le Conseil considère que ce même contexte (la teneur professionnelle du reportage et l'emploi isolé du terme « gangs de nègres ») peut atténuer l'impact de l'expression sur l'auditoire. En d'autres mots, l'auditoire a pu percevoir comme un dérapage, un dérapage inapproprié il est vrai, mais une forme d'incident isolé le fait que l'animateur formule ce propos dans le cadre de son enquête. Dans ce contexte, il est probable que le mot « nègres » fut perçu comme très mal choisi, mais non comme méprisant ou haineux.
21. Cette interprétation est appuyée par le fait qu'il n'y a ni référence semblable durant le reportage pour soutenir la nature offensante du commentaire, ni tentative de transformer le sujet du reportage en stéréotypes. Quant à la distinction que l'animateur effectue entre les « nègres » et les « Noirs », certains pourraient y voir l'inconfort de l'animateur à utiliser un terme mal à propos, trop désobligeant et percutant pour désigner les jeunes dont il est question. La tentative de distinguer les « nègres » des « Noirs » peut alors être perçue comme une reconnaissance, par l'animateur, du caractère inapproprié de l'emploi du mot « nègres » et une tentative de se reprendre ou de se dissocier de la portée dénigrante du terme.
22. Dans un tel contexte, le professionnalisme de l'enquête, l'emploi isolé de l'expression en cause et la réaction de l'animateur atténuent la portée offensante de son propos. Pour ces raisons, le Conseil juge que, pris dans son contexte, le propos en cause ne risque pas de susciter la haine ou le mépris à l'égard des personnes de race noire en raison de leur couleur, race ou origine ethnique. En conséquence, le Conseil estime que le propos, bien que tout à fait inapproprié, ne constitue pas un propos offensant au sens de l'article 5(1)b) du Règlement.
 

Les objectifs de la politique canadienne de radiodiffusion

23. Le Conseil estime que l'utilisation de propos racistes va à l'encontre de l'objectif énoncé à l'article 3(1)g) de la Loi suivant lequel la programmation devrait être de haute qualité.
24. Le Conseil souligne ci-haut au paragraphe 14 que les propos, en soi, sont offensants. Le Conseil considère ces remarques contraires aux objectifs sociaux énoncés dans l'article 3(1)d) de la Loi et qui sont mentionnés au paragraphe 9 de cette décision. Les Canadiens sont en droit de s'attendre à ce qu'ils soient dépeints de manière équitable, non pas au moyen de propos racistes.
 

Politique de l'information de Télé-Québec

25. Le Conseil a pris connaissance de la Politique de l'information de Télé-Québec (datée du 11 février 2000) et note également que les propos en question ne semblent pas concorder avec la politique interne de la titulaire, qui stipule ce qui suit :
 

Article 4.4 La discrimination

 

Télé-Québec entend éviter toute discrimination fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l'orientation sexuelle, l'état civil, l'âge, sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l'origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l'utilisation d'un moyen pour y pallier.

 

L'analyse de la réponse de Télé-Québec

26. Le Conseil a examiné la réponse de Télé-Québec, une réponse qu'il juge défaillante à plusieurs égards. Dans sa réponse à la plaignante, loin de reconnaître sa responsabilité dans la diffusion de propos potentiellement offensants, Télé-Québec déclare que l'animateur n'emploie le terme « gang de nègres »
 

quelorsqu'il parle des voyous armés et dangereux qui font la loi dans certains quartiers et qui s'approprient des espaces ou des parcs à l'exclusion des autres résidents de ces quartiers. [.]

 

Ne dit-on pas aussi « gangs de motards »? Il est évident qu'en utilisant cette expression, on ne vise pas tous les motocyclistes mais seulement les motards du crime organisé, les voyous, les bandits.

27. La titulaire pousse son raisonnement dans une fausse logique de justification, en comparant les termes « gangs de nègres » et « gangs de motards ». Ce type d'analogie évacue la différence capitale entre la pratique d'une discrimination fondée sur la race, l'origine ethnique ou la couleur de la peau des individus et une discrimination qui serait basée sur le choix d'un type d'occupation ou de loisirs.
28. Selon cette réponse, il serait non seulement acceptable d'utiliser le terme « nègres » pour parler de voyous de race noire mais l'expression ne serait pas plus préjudiciable que l'utilisation du terme « gangs de motards ». Télé-Québec ne reconnaît donc pas que même dans ce contexte, le mot « nègres » est inapproprié.
29. Le Conseil estime que la réponse de Télé-Québec à cet égard est inacceptable.
 

Conclusion

30.

Le Conseil juge que la diffusion des propos en question ne va pas à l'encontre de l'article 5(1)(b) du Règlement qui interdit la diffusion de propos offensants. Le Conseil la juge cependant contraire aux objectifs et valeurs de la politique canadienne de radiodiffusion établis à l'article 3(1)(d) et (g) de la Loi.

31.

Puisque le Conseil a évalué, d'une part, que les propos vont à l'encontre des objectifs et des valeurs de la Loi et, d'autre part, que la position de la titulaire dans sa réponse à la plaignante est insatisfaisante, le Conseil s'attend à ce qu'à l'avenir, Télé-Québec s'assure de traiter les plaintes du public à l'égard des propos offensants avec toute la rigueur nécessaire, à la lumière de ses responsabilités prévues par la réglementation sur les propos offensants, la Loi ainsi que sa propre Politique de l'information. Le Conseil s'attend également à ce que Télé-Québec prenne toutes les précautions nécessaires afin de prévenir la diffusion de tels propos sur ses ondes.
  Secrétaire général
  La présente décision devra être annexée à la licence. Elle est disponible, sur demande, en média substitut, et peut également être consultée en version PDF ou en HTML sur le site internet suivant : http://www.crtc.gc.ca
  Note de bas de page:
1Les majuscules sont celles de Télé-Québec.

Mise à jour : 2005-07-28

Date de modification :