Équilibre réflexif : L’héritage colonial et le rôle de la réconciliation de la politique de télécommunication et de radiodiffusion

Auteur : Tricia Toso

Université d’attache : Université Concordia

Niveau d’études : Candidate au doctorat, Département de communication

[Traduction] La réconciliation exige l’abandon des systèmes coloniaux du gouvernement imposés aux Premières Nations dans le cadre de la Loi sur les Indiens, pour passer à des systèmes de gouvernance autochtone qui sont définis par les peuples autochtones et reconnus par d’autres. Les peuples autochtones doivent assumer ces travaux. Nous devons renverser la réalité coloniale, définir les priorités et les visions communes, reconstruire les structures et la capacité de gouvernance et déterminer la façon de se départir de la Loi sur les Indiens et de renouveler les ordres juridiques.
Membre honoraire Jody Wilson-Raybould

[Traduction] Nous reconnaissons que nos recommandations devront être comprises et mises en œuvre dans le contexte d’une multitude d’autres politiques et initiatives propres aux Autochtones liées au passé colonial du Canada et à sa réconciliation. Il existe maintenant de nombreuses questions en jeu entre la Couronne fédérale et les peuples autochtones ainsi que leurs gouvernements, et nous tenons à souligner l’importance des problèmes de communication dans ce contexte. Notre travail dans ce domaine ne devrait être perçu que comme une première étape. Nous encourageons le gouvernement à continuer de collaborer avec les membres des peuples et des collectivités autochtones pour s’assurer que leurs besoins en matière de communications sont toujours satisfaits.
Groupe d’examen du cadre législatif en matière de radiodiffusion et de télécommunications, janvier 2020.

[Traduction] L’un des problèmes du colonialisme est qu’il cherche à maintenir un ordre social particulier par la force et le droit, et supprime ce faisant la diversité des visions du monde humaines.
Leroy Littlebear, 2000, p. 77.

La réconciliation est un concept auquel on se rapporte fréquemment dans bon nombre de discours gouvernementaux et universitaires. On y a d’ailleurs eu recours récemment dans le rapport sur l’Examen de la législation en matière de radiodiffusion et de télécommunications, « L’avenir des communications au Canada : le temps d’agir ». Malgré sa présence discursive, le vrai sens de la réconciliation fait l’objet de très peu de discussions : quelles sont les responsabilités des organismes de réglementation, comme le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), Patrimoine canadien, Innovation, Sciences et Développement économique Canada (ISDE), et plus largement, le secteur des communications au Canada, qui sont évoquées quant à la voie à suivre pour parvenir à la réconciliation avec les peuples autochtones? Quelles sont les étapes qui devraient être suivies pour établir des relations respectueuses et résilientes entre les Autochtones et les pionniers canadiens qui travaillent dans les secteurs des télécommunications et de la radiodiffusion? Se fondant sur les politiques éthiques post-humanistes (2014) de Juanita Sundberg, le présent document présente trois activités ou étapes que le Groupe d’examen du cadre législatif en matière de radiodiffusion et de télécommunications serait bien placé pour exécuter : la première consiste à exercer une autoréflexivité coloniale permettant de miner les hypothèses épistémologiques; ensuite, à l’aide d’un processus de « désapprentissage », acquérir des « connaissances épistémologiques multiples » (Kuokkanen, 2010) qui exigent la responsabilisation à titre de mesure et la « réciprocité participative » (Sundberg, 2010); et enfin, la pratique de la marche collaborative (Springgay et Truman), qui offre un potentiel pour l’élaboration de la politique sur l’obligation de consulter.

Je propose une voie provisoire pour chacune, en espérant qu’elles provoquent des critiques, des commentaires et des conversations concernant la façon dont nous pourrions promouvoir des politiques de décolonisation dans les secteurs de la radiodiffusion et des télécommunications. Le premier effort comprend l’examen des hypothèses épistémologiques et ontologiques, ou ce que Ruana Kuokkanen appelle « épistémé » (2010)Note de bas de page 1, qui soutiennent la politique de communications au Canada, et qui ont été naturalisées dans les relations de pouvoir et les pratiques géopolitiques et institutionnelles et grâce à celles-ci (Sundberg, 2014, p. 39). Les processus et les pratiques qui caractérisent et qui mobilisent la politique canadienne ne sont ni universels ni arbitraires. Elles sont plutôt issues de temps passés ainsi que présents géopolitiques et historiques précis (Kuokkanen, 2010, p. 67). Ce « devoir » (Spivak, 1990), ou en termes foucauldiens, archéologie (1978-9/2004), constitue un effort visant à déterminer et à critiquer la formation discursive de la politique, ainsi que les idéologies dans lesquelles il est investi. Il est nécessaire que nous localisions les compositions historiques ou les événements qui ont façonné et orienté la politique, et que nous articulions les généalogies des concepts, des pratiques concrétisées ou matérielles. Cet effort exige que nous « minions » le mécanisme conceptuel eurocentrique qui a non seulement dominé l’Europe et les États-nations coloniaux, mais qui, à un certain degré, est également devenu naturalisé dans le cadre du capitalisme mondial. Les relations coloniales entre les colons et les peuples autochtones, les terres, l’eau, et tout ce qui fait partie des nombreuses écologies constituant ce lieu que nous appelons le Canada, sont issues de la néocolonisation et du capitalisme global patriarcal dont on peut trouver les racines dans le développement de la modernité, l’édification, la renaissance et la formation de l’« État-nation » et grâce au Traité de Westphalie de 1648. Une grande partie de l’histoire politique reste à cartographier et à représenter, ainsi qu’à analyser et à critiquer; notre ignorance à l’égard de l’historicité des politiques de télécommunication et de radiodiffusion ou, plus largement, les façons dont la politique sociale perpétue le colonialisme et la marginalisation des peuples autochtones au Canada par l’intermédiaire d’approches et de valeurs néolibérales dans la politique.

Aaron Mills dénote une forme de violence coloniale qui est exercée de manière transparente et qui est souvent dissimulée dans la bureaucratie (2019). Ni visible ni audible, cette violence porte atteinte aux peuples autochtones, à leurs visions du monde et, par conséquent, à leur capacité à participer au façonnement et à la définition du monde. Au dire de Mills : [traduction] elle « prive les peuples autochtones de notre capacité à nous exprimer et à assumer nos vérités (...) et même à imaginer nos vies constituées selon nos propres compréhensions des personnes, de la liberté et de la communauté » (p. 5). Le principe de la suprématie des colons, à savoir, l’hypothèse selon laquelle la vision du monde et les valeurs du capitalisme colonial eurocentrique sont universelles et « justes » obscurcit la multiplicité des façons de percevoir le monde et d’y participer (Mills, 2019). Pour commencer à traiter l’ignorance des colons, Kuokkanen impose l’apprentissage comme forme de « réciprocité participative » (2010). Rejetant la croyance selon laquelle l’apprentissage découle de l’étude de, elle intègre la notion d’apprentissage collaboratif, dans lequel l’acquisition de connaissances devient une activité sociale, et elle a recours à l’apprentissage pour percevoir et obtenir les épistémés autochtones dans le cadre du présent géopolitique (2010, p. 40). Le but est d’apprendre sur la multiplicité, et non pas en apprenant à connaître l’autre, mais par l’apprentissage en communiquant avec l’autre (Kuokkanen, 2010).

Les travaux réalisés par les spécialistes du droit autochtones canadiens comme Mills, Tracey Lindberg, et John Borrows offrent un examen judicieux concernant la façon dont la communauté juridique canadienne pourrait commencer à reconnaître et à traiter les formes de néocolonialisme et à contribuer à la réconciliation grâce à la mise sur pied d’une « communauté du discours » (Borrows, 2002, p. 46). On affirme que si les peuples autochtones comptent défier et changer la jurisprudence et les principes juridiques du Canada pour inclure leur compréhension du droit et de la justice, ils doivent « se consacrer à un examen judicieux et à un effort de la définition de leurs propres lois » (p. 26). Comme de nombreuses lois autochtones se concrétisent dans les histoires traditionnelles, une méthodologie appropriée doit être dégagée afin de permettre l’accès aux traditions orales et aux connaissances communautaires qui sont respectueuses et respectives (p. 35). Cette conceptualisation du partage de connaissances évoque l’idée de la « réciprocité participative » de Kuokkanen et de la défense de l’« intelligence publique » d’Isabelle Stengers (2017). Ces idées offrent des modèles des secteurs des télécommunications et de la radiodiffusion qui pourraient nous permettre de nous rapprocher de la voie de la réconciliation, et les moyens d’explorer comment la reconnaissance du droit et des politiques autochtones peut être élargie au domaine de la politique.

La question de savoir comment décoloniser les processus et les pratiques en matière de politique comporte sans aucun doute de multiples approches, mais je propose le concept de marche collaborative comme un moyen de conceptualiser les étapes à venir. Sundberg fait remarquer que la marche est une pratique importante de la coproduction performative du savoir et de l’espace et que nous créons notre monde à l’aide de processus du mouvement et du savoir (2014, p. 39). Les observations essentielles de Springgay et de Truman quant au potentiel de la marche collaborative en tant que méthode de recherche qualitative (2018) nécessitent une éthique de mise en relation pour être abordées dans les « matérialisations empêtrées » (Barad, 2007) qui ont un grand potentiel pour ce qui est de réintégrer la politique dans la matérialité et la vie dans un monde au-delà de l’humain. Je propose que le concept de marche collaborative ait un potentiel d’élaboration d’une politique sur l’obligation de consulter. La métaphore marcher ensemble, ou se déplacer dans un territoire, nous rappelle que l’obligation qui découle des consultations et qui en fait partie n’est ni singulière, ni statique ou prédéterminée, mais plutôt abordée dans le cadre d’un processus fréquent d’engagement et de mouvement en vue de la voie de la réconciliation avec les peuples autochtones.

Afin de contribuer véritablement à la réconciliation, les Canadiens doivent reconnaître en quoi l’ordre constitutionnel, les cadres juridiques et législatifs, la théorie et les pratiques liées à la politique sont systématiquement coloniaux en termes de logique et de structure, et qu’ils sont exercés selon les visions du monde des colons (Mills, 2019, p. 210). La mobilisation du concept terra nulliusNote de bas de page 2 a servi à effacer et à éliminer les traditions autochtones, qu’il s’agisse du droit ou de la gestion des terres, et à les remplacer par la législation, les lois et la politique coloniales qui sont avantageuses pour les colons tout en dépossédant et en marginalisant les peuples autochtones. Pour répondre aux remarques de Wilson-Raybould, ce travail n’incombe pas seulement aux peuples autochtones. Les colons doivent également déployer des efforts de réconciliation. Le renversement et la reconstruction des structures ou des formes de gouvernance sont le résultat des efforts de décolonisation des colons. Il s’agit de se pencher sur les fondements, c’est-à-dire, l’élaboration de généalogies essentielles de la politique coloniale et ses « politiques discursives » (Davidson-Harden, 2013), et de décider quelles théories et pratiques en matière de politique pourraient servir la réconciliation, quels éléments peuvent être recyclés ou compostés, et ce qui devrait être rejeté.

Se situer

Tout d’abord, je reconnais ma propre position : je fais partie des colons blancs, née dans le territoire de la nation Squamish. J’ai grandi dans de petites villes minières et forestières fondées sur les terres des peuples Nakoda, Nootka, et Kwakiutl. Adulte, j’ai vécu dans les territoires de Gespegeoag, Penawapskewt/Penobscot et des collectivités mohawks. Au cours des dernières années, j’ai eu l’occasion de travailler auprès de nombreuses personnes du secteur des télécommunications et de la radiodiffusion et d’apprendre de ces personnes, plus précisément de celles qui travaillent et qui résident à Eeyou Istchee/Baie JamesNote de bas de page 3. Ma compréhension et mes connaissances concernant les systèmes et la politique d’infrastructure des communications, et de certains défis particuliers liés à la prestation de services de communications dans les régions éloignées et rurales du Canada, ont été influencées et éclairées par bon nombre de conversations, d’échanges de courriels et de visites de sites à Eeyou Istchee, ainsi que le contexte social et culturel canadien plus large.

Au cœur du contexte canadien a été la Commission de vérité et réconciliation (CVR), et le besoin urgent d’examiner ce que signifie la ratification de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA)Note de bas de page 4. La CVR a fait ressortir le concept de la réconciliation au premier plan grâce à son plan définitif de 2015. Bien que la CVR avait pour mandat de se pencher sur les pensionnats et les préjudices qu’ils ont causés, elle a abordé l’importance de la réconciliation comme un « processus continu visant à établir et à maintenir des relations respectueuses »Note de bas de page 5. La Commission royale sur les peuples autochtones (CRPA) de 1996 a également mis en évidence le terme réconciliation : indiquant que les Canadiens sont bien placés pour tirer une leçon des erreurs passées et élaborer une politique nationale de réconciliation et de régénération (RCAP 1996 : vol. i, 229). Dans sa réponse au rapport de la Commission royale, le gouvernement du Canada a présenté une « Déclaration de réconciliation » dans laquelle il adresse « ses plus profonds regrets » aux peuples autochtones pour ses politiques antérieures et a indiqué qu’il entreprendrait la réconciliation sous forme de « processus continu » qui comprendrait le renouvellement des relations du traité et la mise en place des droits du gouvernement autonome autochtone (Canada, 1998).

Il n’est alors pas surprenant de trouver le terme dans l’Examen de la législation en matière de radiodiffusion et de télécommunications. Toutefois, il est important ici de distinguer la langue employée, afin que notre étude ayant pour objet de déterminer le rôle du secteur de la radiodiffusion et des télécommunications puisse être amorcée sur un pied d’égalité semblable ou le même pied d’égalité. Le colonialisme, comme l’affirme Mills, [traduction] « n’est pas un fait établi (lire : historique) concernant l’arrivée européenne et le déplacement des Autochtones », mais plutôt « une relation entre les colons et les peuples autochtones qui se poursuit aujourd’hui » (2019, p. 2). Les relations coloniales du Canada sont exprimées depuis longtemps dans les politiques qui visent ou qui ont visé à éliminer ou à assimiler les peuples autochtones (Wolfe, 2006), et elles continuent de mettre les peuples autochtones en désavantage économique et politique immense. Ensuite, le concept de la réconciliation n’est pas sans entraîner de débat et il doit faire l’objet de discussions plus détaillées dans les communautés politiques. Eve Tuck et K. Wayne Yang rejettent le terme « réconciliation » en raison de son potentiel d’apaisement des colons, soutenant que la réconciliation porte sur le secours de la normalité des colons, le secours de l’avenir d’un colon (2014, p. 35). Ils proposent d’autre part que la décolonisation offre une différente perspective des approches fondées sur les droits de la personne et les droits civils en ce qui a trait à la justice, une perspective déconcertante plutôt que complémentaire (p. 35). Le but est de déstabiliser les hypothèses et de reconnaître nos obligations. Bien que leurs préoccupations soient légitimes et importantes, nous pourrions envisager de récupérer le terme « réconciliation » puisqu’il a une longue histoire ainsi qu’une signification dans le droit canadien et autochtone.

La critique judicieuse par Mark D. Walters du concept de réconciliation établit un lien entre ce concept et les principes de la légalité. Se fondant sur les travaux de Ronald Dworkin (2006), il insiste pour dire que [traduction] « l’intégrité dans la prise de décision est essentielle pour l’émergence d’une communauté de principe — une ‘vraie communauté’ au sein de laquelle les citoyens participent activement à une rédaction des lois qui demande une forme de réconciliation pour assurer l’uniformité » (2008, p. 170). À son avis, cette approche est semblable aux traditions des Haudenosaunee et de nombreux autres peuples autochtones en Amérique du Nord; les traités de Wampum représentent un ordre politique auquel on n’est pas parvenu à l’aide du [traduction] « testament coercitif d’un souverain, mais grâce à l’entretien de relations de filiation spirituelle qui relient les personnes, les clans, les villages, les nations et le monde naturel » (Walters, 2008, p. 170; Alfred, 1999). Mills évoque également le terme wampum comme un autre moyen dont le colonialisme tente de maintenir un ordre social singulier à l’aide de la force et du droit, éliminant la diversité des visions du monde humaines (2019, p. 5), et il propose qu’il s’agit d’un moyen symbolique d’interpréter un « équilibre réflexif » (2019, p. 239). Ceci, à mon avis, est une image très puissante qui semble exiger une attention, une auto-réflexion et une intervention (capacité) très importantes. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai opté pour le terme réconciliation. Nous avons toutefois encore beaucoup de travail à faire, nos propres « coordonnées » n’ayant toujours même pas été déterminées.

Les coordonnées des communications au Canada

Le Rapport de surveillance des communications de 2019 indique que seulement 27,7 % des réserves des Premières Nations et 32,7 % des communautés rurales disposent de services à large bande de 50/10 MbpsNote de bas de page 6. Ce « fossé numérique » a été bien documenté et déploré, mais la disparité entre les régions rurales et urbaines persiste. Des études ont révélé que les fournisseurs de services à large bande dans les régions rurales et urbaines rencontrent des défis distincts qui n’ont pas été traités de manière efficace dans la politique nationale. Dans son rapport de 2018, le Comité permanent de l’industrie, des sciences et de la technologie a recommandé qu’ISDE mette sur pied une stratégie exhaustive en collaboration avec des intervenants clés, notamment les Premières Nations, des organismes à but non lucratif, des groupes de la société civile, des fournisseurs de services Internet (FSI) ainsi que tous les ordres du gouvernementNote de bas de page 7.

En 2019, le ministre de l’Infrastructure et des Collectivités a annoncé un financement fédéral à Bell Canada pour le déploiement ou l’amélioration de services Internet haute vitesse dans un certain nombre de collectivités éloignées et rurales comprenant des réserves autochtones. Étant donné l’état choquant de l’infrastructure des télécommunications de nombreuses réserves partout au pays, il semble que cela mérite d’être souligné. Toutefois, certaines de ces collectivités autochtones n’avaient aucune connaissance préalable de la demande de Bell du programme Brancher pour innover et de l’attribution subséquente du financement fédéral en vue d’étendre son réseau dans une réserveNote de bas de page 8. Peu de processus de consultation, voire aucun, ont permis aux collectivités autochtones de participer à la planification et à la mise en place du réseau et il n’y avait aucun engagement de la part de Bell relativement à la qualité des services, aux prix ou aux pratiques commercialesNote de bas de page 9. Ce manque de consultation auprès des collectivités autochtones soulève des préoccupations sur les plans juridique, législatif et éthique, et pourrait être interprété comme une forme de néocolonialisme.

Les décisions sur le financement fédéral et les plans liés à la mise en œuvre de systèmes d’infrastructure qui concernent les collectivités autochtones devraient déclencher une obligation de consulter. Or, l’omission du ministère de consulter les peuples autochtones avant d’attribuer à Bell un financement s’élevant à des millions de dollars est particulièrement grave compte tenu de la mauvaise réputation de Bell pour ce qui est de sa prestation de services aux collectivités canadiennes rurales et éloignéesNote de bas de page 10, en plus d’avoir récemment affirmé qu’elle était réticente à vendre aux fournisseurs de services des services à large bande à des tarifs de gros et de permettre un accès aux installations. Cela soulève également des questions d’ordre juridiques à l’égard d’une telle mesure unilatérale. Toute mesure prise sur une réserve exige que le gouverneur en conseil tienne compte de l’intérêt public ainsi que de l’obligation fiduciale de la Couronne. L’expropriation de toute réserve, que ce soit pour la construction d’une tour ou de l’établissement d’un point de présence, doit démontrer un besoin public et être approuvée par le gouverneur en conseilNote de bas de page 11. On peut se demander si la Couronne a rempli ses obligations fiduciales envers la collectivité comme il n’y a eu aucune consultation. Bien que le gouvernement canadien ait l’obligation de consulter et d’accommoder les nations autochtones avant d’accorder des licences ou des permis de projets comprenant l’extraction minière, l’exploitation forestière, ainsi que l’exploitation du pétrole et du gaz, sa responsabilité est moins évidente lorsqu’il est question d’accorder des subventions fédérales à des compagnies de télécommunication. Toutefois, étant donné la recommandation du rapport sur l’Examen de la législation en matière de radiodiffusion et de télécommunications, de telles mesures devraient déclencher l’obligation de consulter, si ce n’est pas pour des raisons juridiques, alors pour faire progresser la réconciliation.

Devoir des communications

Le devoir (Spivak, 1990) du secteur des communications est de procéder d’abord à une analyse des croyances, des préjugés et des hypothèses qui soutiennent et orientent les processus et les pratiques en matière de politique canadienne. Cela ne peut se produire strictement dans le cadre des limites particulières à ces industries, quelles qu’elles soient, mais comprend et requiert une transformation socioéconomique et culturelle plus large. Timothy Mitchell fait valoir que même si nous sommes au XXIe siècle, nos façons de penser au sujet du monde moderne datent du XIXe siècle (2002). Nous avons hérité de visions du monde et de façons particulières d’organiser le monde naturel et social, qui sont des artefacts spécifiques sur le plan historique. L’on pourrait soutenir que les rituels et les pratiques de production de connaissances des organismes de réglementation, qu’il s’agisse de ceux du CRTC ou du ministère du Patrimoine canadien, sont des « archives vivantes » de la réorganisation et de la transformation historiques des processus d’échange et d’administration au XVIIe et au XVIIIe siècles. Une tentative d’élaboration d’une archéologie de politiques en matière de radiodiffusion et de télécommunication devrait explorer la formation discursive de la politique, à savoir les façons dont les problèmes de politique publique et les « solutions » se manifestent dans les langues employées (Bacchi, 1999, p. 37), ainsi que les pratiques matériellesNote de bas de page 12.

Évidemment, il existe un certain nombre de discours distincts, notamment ceux sur la souveraineté nationale, les « progrès » scientifiques et technologiques ainsi que la « modernisation » de la société, offrant des parcours qui pourraient se révéler fructueux en ce qui a trait à l’analyse de la politique canadienne. Je me penche toutefois sur le concept de l’« économie », non seulement parce qu’elle est devenue [traduction] « l’ensemble de pratiques le plus important pour organiser ce qui ressemble à un fossé entre le monde réel et ses représentations, les choses selon leur valeur, les actions selon leur but, le monde matériel selon les concepts » (2002, p. 6), comme le soutient Mitchell, mais parce ses vocabulaires sont très présents dans les lois sur les télécommunications et la radiodiffusion. Sont intégrés au « parler politique » ou aux discours publiques englobant les télécommunications et la radiodiffusion des termes qui sont ressortis de l’idéologie économique du néolibéralisme, notamment la privatisation, la déréglementation et la concurrence du libre marché (Davidson-Harden, 2013). Les objectifs énoncés de la Loi sur les télécommunications du Canada : « favoriser le libre jeu du marché en ce qui concerne la fourniture de services de télécommunication et assurer l’efficacité de la réglementation, dans le cas où celle-ci est nécessaireNote de bas de page 13 » situent l’économie comme le centre de la politique, à savoir, le concept organisant la façon dont la politique est élaborée.

Bien que Foucault mette en perspective les pratiques qui ont façonné les formes européennes modernes de gouvernements, en particulier les pratiques historiques et culturelles par lesquelles l’« objectivité inerte » de la nature a été construite et les nouveaux domaines de calcul économique et politique ont été créés, les travaux de Karl Polanyi rendent compte de la naissance de l’« économie » (1944). Il soutient que le monde moderne a été construit au moment de la « Grande transformation » du XIXe siècle, lors de laquelle les relations de marché ont été déliées de relations sociales plus larges et sont devenues une sphère distincte. Ce changement ayant finalement délié les relations de marché de la base sociale plus large a été appuyé sur les plans judiciaire et politique, mais il reposait également beaucoup sur le colonialisme. Alors que Polanyi reconnaît l’incidence catastrophique de l’économie du marché sur les cultures autochtones lors de l’écroulement de leurs institutions (1944, p. 167), les travaux de Mitchell sur l’Égypte démontrent que le colonialisme n’était pas « accessoire à l’Occident moderne, mais plutôt essentiel » (2002, p. 7)Note de bas de page 14. Les diverses formes d’expertise technique, de méthodes de calcul, de droit contractuel, de disposition des biens, de dépossession de la main-d’œuvre, de relations entre le secteur public et le secteur privé, d’organisation des renseignements et de réglementation gouvernementale ont été officialisées dans l’Europe occidentale au XIXe siècle comme « échange marchand » et sont devenues un projet à l’échelle mondiale grâce à l’expansion impériale. En général, les généalogies coloniales du discours et de la pratique économique du XIXe et du XXe siècle dans un contexte canadien n’ont toujours pas été examinées. On trouve toutefois de nombreux écrits concernant les façons dont les économies du marché européen ont pris de l’importance en raison du pillage et de l’extraction des ressources des Amériques (Venn, 2009; Freyer, 1984; Lowe, 2015). Comme le fait remarquer Mitchell, les grandes institutions responsables d’organiser et de faciliter le commerce mondial à grande échelle du XVIIe siècle n’étaient pas des marchés, mais plutôt des sociétés de colonisation monopolistiques (2002, p. 294)Note de bas de page 15. Le colonialisme offrait également une possibilité de distance, un espace de séparation qui permettait un genre d’étude de cas ou un objet autonome dont les difficultés pouvaient être évaluées, analysées et résolues grâce à une forme de savoir qui semble être externe à l’objet et le saisir entièrement (p. 100). En effet, le colonialisme entraînait un effet de séparation ayant aidé à établir cet espace de calculabilité en tant qu’objet (p. 101).

Alors que l’on intégrait le concept d’« économie » à la société européenne en tant que mode de gouvernance, le nouveau gouvernement libéral cherchait à présenter les aspects économiques comme mode privilégié d’organisation de la société allant au-delà de toute autre gouvernance actuelle (Mitchell, 2002, p. 388). En tant que concepts historiques précis, les marchés requièrent le soutien actif et constant de multiples appareils, lois et politiques étatiques, de tarifs et de cautionnements d’exportation, de subventions salariales et de l’expertise indirectes, et bien évidemment, de subjectivités particulières (Venn, 2009, p. 211). Rien des marchés libres n’est « naturel ». L’« aspect économique » désigne plutôt [traduction] « un ensemble d’activités réglementées depuis le tout début : il s’agit d’un ensemble d’activités réglementées comportant des règles de niveaux, de formes, d’origines, de dates et de chronologies entièrement différents; des règles qui peuvent comprendre des habitudes sociales, une prescription religieuse, une éthique, une réglementation d’entreprise, et également une loi » (Foucault, 2004, p. 163). Il s’agit d’un « ensemble économique juridique » qui est essentiellement violent et colonial (p. 163).

La question que nous devons alors nous poser est : Que devrions-nous faire? Comme je l’ai proposé plus tôt, définir sa « position » ou ses « coordonnées » en tant que personne et collectivité s’avère une responsabilité ainsi qu’une nécessité pour prendre part à la décolonisation ainsi qu’à la théorie et à la pratique liées à la politique de réconciliationNote de bas de page 16, mais je propose également de décentraliser le marché de la politique en matière de communications. Bien que l’élaboration d’autres angles ou modèles de politique dépasse la portée du présent document, il pourrait nous être utile d’envisager le potentiel de conceptions telles que le bien de la société et le bien commun relativement à la décolonisation de la politiqueNote de bas de page 17. Les expressions culturelles d’une société ont leur propre intégrité, formes et décrets qui ne peuvent être simplifiés en données monétaires (Rotsein, 1986, p. 26) étant indispensables au droit d’un citoyen de contribuer à la sphère culturelle et à la vie publique (Raboy et coll., 1994). Accepter les politiques discursives du capitalisme néolibéral sans mener d’enquête sur ses nombreuses généalogies complexes ou remettre en question ses hypothèses et ses valeurs épistémologiques sous-jacentes, et omettre d’explorer d’autres épistémés sont ignorer ou mal interpréter les responsabilités qu’exige une véritable réconciliation. Nous devons reconnaître que l’économie politique globale a été alimentée par l’accumulation de capital extrait des territoires des peuples autochtones (Kuokkanen, 2010, p. 67), et que les marchés n’ont rien d’universel ni de naturel (Venn, 2009, p. 211).

Réciprocité participative ou équilibre réflexif

L’observation astucieuse de Leroy Littlebear concernant les limites imposées par les cadres coloniaux au moment de la production de connaissances peut être interprétée comme un défi proposé aux pionniers coloniaux afin de cultiver des « connaissances épistémologiques multiples » (Kuokkanen, 2010). C’est-à-dire, l’éloignement d’une perspective d’universalisation et de colonisation du monde vers un lieu où le dialogue entre diverses approches épistémologiques et politiques peut être maintenu; où les bases ont été jetées et sur lesquelles il est possible de s’appuyer. L’examen des études sur la conception essentielle, des approches ethnographiques liées à la conception, de la conception participative et de la conception de la décolonisation d’Arturo Escobar s’ouvre largement à la réflexion sur le remaniement de la politique afin que les processus en matière de politique soient perçus comme relationnels, à long terme et transformateurs (2018). Dans le cadre d’un engagement envers une demande épistémologique et ontologique, Escobar établit des liens entre différentes formes de connaissances et les façons d’être dans le monde qui sont intégrées à une multiplicité de relations et de pratiques entre les acteurs sociaux, ce qu’il appelle « plurivers ». S’intéressant au concept zapatiste d’« un monde dans lequel plusieurs mondes s’inscrivent » (xv), il contemple différents registres d’émergence, et le potentiel de conception dans l’espace entre « la vie de la forme » et la « forme de la vie » (Goodwin, 1994, 2007 comme il est cité dans Escobar, 2018). C’est-à-dire, un plurivers de formes et de questionsNote de bas de page 18. Dans le contexte d’un État-nation colonial comme le Canada, le spécialiste du droit autochtone Aaron Mills propose un « constitutionnalisme enraciné » qui est « caractérisé par une aide mutuelle et sa structure corrélative, la filiation » (2019, p. iii). L’évocation qu’il fait de la mycorhize comme modèle de rapports établis par traités porte à la fois sur l’association symbiotique entre certains champignons et arbres, ainsi que sur les sols dans lesquels ils croissent et s’alimentent mutuellement. Le problème du colonialisme alors était peut-être semblable à celui des espèces envahissantes, car elles envahissent toute autre forme de vie et d’êtres vivants dans le monde, mais contrairement aux espèces botaniques, le colonialisme jette une ombre si sombre et si profonde à un point tel qu’il nourrit l’ignorance, qui elle-même, est violente et s’oppose à la vie.

Gerald Taiaiake Alfred présente l’image de Kanien’kehaka Kaswentha (wampum à deux rangs) comme un moyen d’examiner en détail le rapport de forces dans le contexte des relations entre les trois nations (1999). Il indique que [traduction] « plutôt que d’asservir les uns aux autres, les Kanien’kehaka qui ont ouvert leur territoire aux commerçants néerlandais au début du XVIIe siècle ont négocié une paix originale et durable en fonction de la coexistence du pouvoir dans un contexte de respect de l’autonomie et de caractère unique de chaque partenaire » (p. 52). Walters emploie l’expression « équilibre réflexif » pour interpréter une image semblable, selon laquelle nous disposons de propositions explicites du droit d’une part et d’un ensemble de principes moraux abstraits présupposés d’autre part, ce qui offre une forme de réconciliation comme tension uniforme ou équilibrée (Walters, 2008, p. 170). Utilisées par bon nombre de peuples autochtones, notamment les Anishinaabeg et les Haudenosaunee, les « ceintures » sont composées de billes et de coquilles de buccin et de bourgot, généralement de couleurs blanche et bleue ou mauve (Mills, 2019, p. 239). Les différentes couleurs entre les deux rangs symbolisent « une amitié et une alliance respectueuse (égale) » (Alfred 1999, p. 52). Elle « illustre » un équilibre entre deux modes de vie distincts, mais égaux.

En 1836, Sir Francis Bond Head, lieutenant-gouverneur du Haut-Canada, a écrit une lettre au Secrétaire colonial sur la pratique et la signification des ceintures wampum dans la constitution de la filiation d’un traité. En ce qui concerne les wampums, il a indiqué que [traduction] « les hiéroglyphes sont des affidavits moraux des opérations passées auxquelles ils se rapportent — pour notre part, il n’existe que peu d’éléments documentaires, voire aucun — les promesses qui ont été faites, quelles qu’elles soient, étaient presque invariablement verbales; ceux les ayant exprimées reposant maintenant dans leur tombe » (comme il est cité dans Mills, 2019, p. 240). Le manque de documentation qu’il mentionne démontre une incompréhension ou un mépris, une ignorance ou une arrogance flagrants, ou les deux, de la part des officiers et des pionniers coloniaux qui ont conclu de telles ententes sacrées. La seule chose qui soit peut-être pire que la négligence d’honorer l’engagement profond envers la paix et l’amitié ainsi que le respect de nos ancêtres (pionniers) est que nous (colons) n’avons toujours pas fait le travail nécessaire pour cultiver les motivations qui nous ont amenés à collaborer avec les peuples autochtones en vue de la réconciliation. Ignorant l’histoire coloniale violente du Canada, et aveuglés par le privilège et le pouvoir qu’ils exerçaient, les colons avaient des intérêts qui se sont [traduction] « établis de façon permanente, absolue et injustifiable » au-dessus des ordres constitutionnels autochtones de manière à ce qu’ils ne puissent être ni exécutés ni reconnus (Mills, 2019, p. 194). Mills propose que pour parvenir à la réconciliation entre les Autochtones et les colons, nous devons écarter la suprématie des colons et cultiver une curiosité à l’égard d’autres formes de droit ou de lois (p. 194), politiques ou poétiquesNote de bas de page 19.

Marche collaborative et obligation de consulter

L’obligation de consulter a donné lieu à de nombreuses discussions en ce qui a trait à ses avantages et ses inconvénients. Gordon Christie propose qu’il s’agit essentiellement d’un outil d’assimilation, car cette obligation de consulter n’est pas exercée afin de regrouper ou de réconcilier les visions autochtones bien comprises de l’utilisation de terres avec les visions de la Couronne. Au lieu, la Couronne maintient sa vision ainsi que ses fonctions liées à l’obligation de consulter uniquement comme une possibilité de modifier cette vision (2005, p. 45-6). Heather Dorries fait remarquer que l’effort visant à parvenir à un consensus peut avoir un effet de neutralisation des revendications de souveraineté des Autochtones tout en soutenant la légitimité politique invoquée par l’État (2012, p. 156). En abordant les décisions judiciaires dans l’affaire Delgamuukw, D’Arcy Vermette soulève une préoccupation selon laquelle le développement économique peut empiéter sur les droits autochtones, et les tribunaux semblent davantage s’intéresser à protéger les pouvoirs fédéraux plutôt que de protéger les droits autochtones (2011, p. 63). D’autres chercheurs ont suggéré que la trilogie de la Cour suprême, en soulignant que l’honneur de la Couronne est en cause dans ses relations avec les peuples autochtones, rejette l’intention de la Couronne de tenir compte réellement des préoccupations des peuples autochtones touchésNote de bas de page 20. À l’instar de Mills, Kiera Ladner estime que bien que la Cour suprême soit une institution coloniale [traduction] « responsable de défendre la souveraineté de la Couronne » (2009, p. 286), il est possible d’élaborer un « pluralisme légitime et épistémologique » grâce auquel les Canadiens autochtones et non autochtones « pourraient redécouvrir de bonnes relations et vivre ensemble sur une patrie commune de manière plus compatibleNote de bas de page 21. » Toutefois, comme le proposent Ariss, Fraser et Somani, pour qu’une politique comme l’obligation de consulter ait un effet réel, elle doit être ancrée dans des relations de nation à nation, et respecter l’autodétermination des Autochtones (2011, p. 52). L’obligation de consulter doit être exercée de bonne foi et en collaboration étroite avec les peuples et les collectivités autochtones pour éviter qu’elle ne soit réduite à un simple exercice technique. Je propose la pratique de la marche collaborative comme un moyen de réfléchir à l’obligation de consulter, non seulement parce qu’elle évoque l’expérience des pas, du rythme et de l’amitié, mais également parce qu’elle représente la territorialité de la politique. Nous sommes portés à penser aux salles d’immeubles législatifs et bureaucratiques, mais la politique « se produit » également dans des endroits souvent très éloignés d’Ottawa et d’autres centres urbains. La pratique de la marche collaborative comme moyen de consulter les collectivités autochtones et de collaborer avec ces dernières s’ouvre sur une présence plus concrète des terres et de ses habitants, une présence qui est à la fois déconcertante et créative.

 Un certain nombre de chercheurs dans le domaine de la politique ont défini les « difficultés liées aux définitions causales des problèmes » comme des « contestations sur les structures de l’organisation sociale » (Stone, 1988, p. 162). Or, les évaluations explicites et implicites sont ancrées dans les façons dont les « problèmes » sont souvent représentés dans les propositions de politique (Bacchi, 1999). Dans la plupart des cas, c’est l’État colonial et les sciences sociales qui ont déterminé ce qu’est un « problème indien » et ce qui ne l’est pas, sans réellement consulter les peuples autochtones ou en les consultant peu. Avant d’aborder une question ou un « problème » perçu, les collectivités autochtones doivent prendre part à la définition d’un problème, ainsi qu’à la conception des processus de consultation (Ariss, Fraser et Somani, 2011, p. 51). D’après les recherches de Dorries, les peuples autochtones ne souhaitent pas être consultés en tant qu’« intervenants » lors de la planification des processusNote de bas de page 22. Les consultations auprès des intervenants peuvent saper l’autorité autochtone et elles ne tiennent pas compte du droit autochtone et de l’autorité politique (2012, p. 153). Par ailleurs, elle conclut que la participation des collectivités et des personnes autochtones aux premières étapes de la définition d’un problème et à la conception des consultations a entraîné la mise sur pied de nouvelles pratiques de planification (195). Ariss, Fraser et Somani insistent également sur l’importance d’offrir un vaste éventail de possibilités et de réponses en matière de cadres de consultation, de résultats et d’accommodement afin de promouvoir la créativité quant aux négociations (2011, p. 51). Pratiquer la marche collaborative ou participer à une pratique d’obligation de consulter nécessite une « séance de mobilisation »; cela requiert un engagement qui ne se limite pas au nombre d’heures d’une période de consultationNote de bas de page 23.

Une approche de marche collaborative liée à l’obligation de consulter exige également une adaptation du rythme et des échéanciers. Étant donné les structures de gouvernance plus complexes et une plus grande participation de la collectivité, les entreprises et les coopératives de télécommunication et de radiodiffusion détenues et exploitées par des Autochtones requièrent plus de temps pour élaborer des propositions de politiques et des réponses à celles-ciNote de bas de page 24. Dans son enquête sur un terrain communal en tant que ressource pour de nouvelles approches en sciences, Isabelle Stengers propose un ralentissement de la science, de l’élaboration d’une pratique scientifique qui comprend une prise en considération active de la pluralité des sciences (2017, p. 57) et poursuit le dialogue avec les « protagonistes récalcitrants » perturbant les hypothèses. Elle mentionne en outre les sujets de préoccupation (2017, p. 66). Elle suggère qu’un lien doit être établi entre la science et l’« intelligence publique », un lien qui prête attention aux possibilités qui n’ont pas été prises en compte lors de la réalisation d’études scientifiques (2018, p. 9)Note de bas de page 25, et que cela nécessite à la fois le perfectionnement de « connaisseurs » possédant diverses connaissances, ainsi que des échéanciers inclusifs. Les entités réglementaires de télécommunications et de radiodiffusion auraient intérêt à examiner la question, à savoir, si la persistance des disparités relatives à la représentation numérique et médiatique doit être réellement abordée, les collectivités et les entreprises autochtones doivent être en mesure de prendre une part plus entière aux processus d’élaboration de politiques.

Les processus en matière de politique, que ce soit ceux du domaine des télécommunications ou des soins de santé, comportent très peu d’acteurs, dont la plupart ont des intérêts particuliers dans ces politiques, et bien que l’État puisse tenter d’inclure le public, il offre très peu de ressources et de temps pour la mise en place d’une intelligence publique. Pour qu’une intelligence publique soit créée, nous devons prendre part à un processus collectif dans le cadre duquel les types de recherche, les théories et les faits « viables » sont établis de manière collaborative (Stengers, 2018), ainsi qu’à l’élaboration de questions pertinentes pour la vie quotidienne des citoyens et de possibilités qui n’ont pas été prises en compte. C’est pour acquérir des « savoirs situés » (Haraway, 1988) qui reconnaissent les particularités qui ont lié activement les questions aux diverses façons de trouver des réponses, ainsi que l’existence de personnes qui posent différentes questions (Stengers, 2018, p. 45). C’est pour résister à l’appropriation de connaissances d’idées abstraites (p. 45) tout en abordant de manière efficace la vie quotidienne des personnes concernées par les politiques et en en tenant compte.

La mise en place d’une intelligence publique qui est liée aux procédures et aux processus en matière de politiques exige une temporalité qui résiste à la rapidité et une prise de risques relativement à la technoscience futuriste prometteuse et interrogative (Puig de la Bellacasa, 2017, p. 208). Dans le domaine des télécommunications, les décisions concernant les politiques sont souvent considérées comme des obstacles au lancement de technologies meilleures et plus rapides qui contribuent à l’amélioration de la vie et du mieux-être des clients. Bien que les divers organismes de réglementation aient sans nul doute pris du retard pour traiter les disparités et les inégalités numériques dans la prestation de services au Canada dans les collectivités rurales et éloignées, ainsi que celles désavantagées sur le plan économique, l’éthique des télécommunications porte davantage sur la saisie du potentiel de revenu généré par les nouvelles technologies.

Voies d’avenir

Les politiques façonnent le cours des politiques futures (Sidney, 2007, p. 85). Par conséquent, elles constituent des outils importants pour assurer la garantie de la démocratie pour chacun (Ingram et Schneider, 2005, p. 2). L’Examen de la législation en matière de radiodiffusion et de télécommunications offre une occasion unique de réfléchir au sens de la réconciliation selon les secteurs canadiens des télécommunications et de la radiodiffusion ne se limitant pas à la formation de commissions et aux excuses officielles. Nous devons réfuter ce que Glen Coulthard appelle « la politique de la reconnaissance » (2014), c’est-à-dire, la reconnaissance uniquement nominale des peuples autochtones, et du fait qu’ils ne sont pas fondés sur des politiques et des pratiques de décolonisation.

Les travaux de décolonisation s’avèrent difficiles et souvent déconcertants comme ils exigent que nous affrontions des vérités gênantes selon lesquelles l’État colonial n’a pas négligé les peuples autochtones et leurs traditions juridiques et politiques, mais qu’il a plutôt cherché à les annihiler et à les remplacer (Mills, 2019, p. 194). Il nous incombe alors de faire découvrir et d’analyser les généalogies complexes de nos politiques, d’enquêter sur les croyances et les hypothèses inscrites sur ces artefacts vivants. Le but est de « désapprendre » le privilège de l’ignorance interdite de l’État-nation (Sundberg, 2014, p. 39), afin que nous commencions à comprendre où nous nous trouvons réellement sur ces terres et ces eaux que nous appelons le Canada.

Le recours au concept et au langage de la réconciliation est un engagement envers la décolonisation des politiques et des pratiques. Le but est d’acquérir des connaissances épistémologiques multiples pour que nous puissions commencer à prêter attention à tous les aspects qui ont été négligés en raison d’une perspective et d’un intellect coloniaux (Stengers, 2015, p. 62), et apprendre à réfléchir, à ressentir et à agir selon des manières « ancrées » et rationnelles (Mills, 2019, p. 281). C’est pour apprendre à pratiquer la marche collaborative avec les peuples autochtones et pour que nous puissions tracer une voie pour l’avenir, une voie uniforme et favorisant le respect. C’est pour examiner le sens de maintenir un « équilibre réflexif » entre les lois et les politiques qui façonnent nos vies, ainsi que l’éthique et les valeurs qui les orientent. Dans le cadre de la présente dissertation, trois voies provisoires ont été proposées aux fins d’examen, dans l’espoir que d’autres s’y engageront après mûre réflexion et entreprendront d’explorer le véritable sens de réconciliation.

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